/ Ce qui reste de nos révolutions
Au cours d’un one-man-show, Claude Frisoni analyse ce qui reste de nos révolutions à une ère où les slogans révolutionnaires d’antan se distinguent de moins en moins des dictons publicitaires. Parfois, ses analyses trop simplistes tombent à plat. Mais quand il creuse les continuités perverses entre mai 68 et le capitalisme sauvage d’aujourd’hui, il fait mouche.
Fiche signalétique
Où? Au TOL
Qui? Claude Frisoni (texte et jeu), Fabienne Zimmer (mise en scène)
Quand?
Les 3, 4 et 17 avril à 20 h,
les 12, 13, 18, et 28 avril à 21 h et le 27 avril à 16 h
Durée? 85 minutes
Recommandation:
Si vous aimez le stand-up politique, ça peut valoir le coup – malgré quelques passages à vide
Avec son one-man-show au TOL, Claude Frisoni entend ausculter le contraste entre les promesses de mai 68 et la dystopie numérique du monde d’aujourd’hui. Pour ce faire, il mesure le décalage idéologique un demi-siècle après, alors que la vague et les espoirs révolutionnaires ont laissé place à l’autisme des tweets et le cynisme néolibéral.
„Mais sois sans tweet“, cependant, arrive avec une année de retard, puisque c’est logiquement en 2018 qu’elle aurait dû voir le jour. Ça n’est pas bien grave et même fort logique puisqu’au Luxembourg, comme le dit Frisoni, mai 68 n’a eu lieu qu’en 71, „à cause du décalage horaire“.
Ça n’est qu’une des nombreuses boutades qui attendent le spectateur au cours d’un spectacle qui s’en prend à la fois aux vieux soixante-huitards, trop veinards d’être nés à une époque glorieuse pour pouvoir encore supporter le monde cynique d’aujourd’hui, et aux dérives d’un monde néolibéral où règnent les politiciens imbéciles et les compagnies sans scrupules.
On apprend ainsi que le bénéfice d’Apple est 16 fois plus élevé que le PIB du Luxembourg et qu’il équivaut au tiers de celui de l’Allemagne. Et Frisoni d’enchaîner pour montrer que cette firme est devenue, avec son esprit de la dématérialisation, son esthétique minimaliste et ses prix très peu minimalistes, le visage (in)humain du capitalisme sauvage.
Comme le titre de la pièce l’annonce, mai 68 est aujourd’hui devenu „mais sois sans tweet“: au cours de la pièce, le monde contemporain est constamment analysé sous le prisme des pensées révolutionnaires d’antan pour marquer d’abord le contraste entre les deux époques (c’est souvent un peu facile, comme quand il dit qu’„aujourd’hui, les chinois n’exportent plus le petit livre rouge du communisme, mais des trucs de haute technologie“).
Fils de pub
Mais ensuite, et c’est là que ça devient intéressant, Frisoni montre comment le monde contemporain a détourné les préceptes révolutionnaires pour les assimiler à la doctrine capitaliste: „la publicité a confisqué les slogans de mai 68“. Ainsi, la pièce frappe fort quand elle montre sur pièce comment les slogans d’hier sont devenus l’apanage de la pub d’aujourd’hui: le „Think different” d’Apple aurait pu, dans un monde meilleur, figurer comme dicton idéaliste aux côtés d’un „Soyons réalistes, demandons l’impossible“ ou d’un „sous les pavés, la plage“.
Aujourd’hui, il n’incite plus qu’à la consommation. Pis même, les anciens slogans, dans un monde où tout est commercialisable, en viennent à prendre le coloris terne de la technocratie capitaliste et à résonner comme de possibles one-liners pour publicitaires en panne d’inspiration.
De même, commente Frisoni, la solidarité envers les auto-stoppeurs de jadis se manifeste aujourd’hui par l’invention de blabla-car – où l’on rencontre le même principe solidaire, sauf, évidemment, qu’on est invité, par réciprocité solidaire, à vider son portefeuille pour payer l’âme charitable qui vous ramène de A à Z.
Une série de fragments reliés
Dans cette analyse de la réappropriation des idées subversives par la pub, Frisoni rejoint les grands penseurs postmodernes comme David Foster Wallace („E unibus pluram“ et son analyse des dérives de la télé et de la pub) et Thomas Pynchon („Vineland“ et son portrait amer du monde après mai 68).
Par contre, certaines simagrées versent par trop dans un slapstick où perce une vision assez manichéenne du monde politique – une vision où les condamnations à l’emporte-pièce traduisent des réflexes de quelqu’un qui pense trop en dichotomies pour pouvoir apporter une véritable analyse de ce qui ne marche pas dans ce monde.
Ainsi, les inévitables commentaires sur le tout aussi inévitable président américain ne font que démontrer ce qu’on savait depuis longtemps: à savoir que Trump a réussi à niveler vers le bas l’ensemble des analyses politiques qui se font sur sa présidence puisque la plupart du temps, les parodies et critiques de Trump sont aussi peu profondes, aussi simplistes et aussi peu drôles, en fin de compte, que les tweets du président (on peut penser ici à un gag limite xénophobe et très facile sur un affrontement phallique imaginaire entre le président à la chevelure orange et le leader d’un peuple africain).
Vannes foireuses
Qui plus est, le show paraît par moments trop décousu et l’on se rend trop vite compte qu’il s’agit là d’une série de fragments reliés (souvent un peu artificiellement) par un thème commun parfois assez diffus – mai 68 et ses séquelles, donc – pour parler du cynisme d’Apple, du mouvement des „gilets jaunes“, de la débauche des hommes politiques (la sciatique de Juncker, BHL dans son jacuzzi, la vanité de Macron).
Parfois, Frisoni fait mouche, quand il parle par exemple d’un monde où l’austérité économique se traduit en réalité sociologique où domine désormais la soustraction (les yaourts sans sucre, les produits sans parabène, la gauche sans générosité, les politiciens sans programme électoral).
Ailleurs, les plaisanteries tombent à plat, quand il veut analyser son propre degré de „bobocité“ et qu’il constate un peu facilement qu’il est contre la souffrance animale sans pourtant être végétarien, énumérant ensuite sans originalité ni profondeur les contradictions dans lesquelles s’empêtre tout résident occidental dès qu’il sort de chez lui pour affronter un monde où le simple fait de survivre (et donc de consommer) constitue un affront éthique.
Vertige linguistique
Ce qu’il faut cependant retenir, ce sont ces moments de grâce où les jeux de mots pourris (dont raffole Frisoni) parviennent, quand ils s’enchaînent pour devenir vertige linguistique, à déstructurer la laideur du monde contemporain, l’abolissant dans un délire verbal où le réel est déconstruit à travers l’humour.
Affaire à suivre le 25 avril au TNL donc, où Frisoni présentera une deuxième pièce sur le même sujet – qui sera mise en scène par Jacques Schiltz, autre aficionado de vannes foireuses.
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