Théâtre / „Cela ne se fait pas“: „Hedda Gabler“ au Grand Théâtre
Poursuivant le cycle „Ibsen“ entamé il y a déjà plusieurs saisons et inaugurant le cycle „Destins de femmes“ au Grand Théâtre, cette mise en scène de „Hedda Gabler“ par Marja-Leena Junker marque non seulement le retour sur scène de Myriam Muller dans le rôle-titre et de Tom Leick-Burns, mais donne à voir le portrait d’une femme puissante et indéchiffrable, insufflant au texte d’Ibsen une contemporanéité féministe jusque dans l’échec de son personnage.
Ça se passe dans un de ces salons contemporains conçus par un architecte qui satisfait un besoin de modernité dans lequel il sait bien que personne ne s’épanouira. C’est un lieu sans chaleur, d’un blanc parfois aveuglant, qui tâche les yeux comme quand on fixe trop longuement un paysage enneigé et qui rappelle le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch – cette ultime impasse du modernisme. C’est là, dans une scénographie signée Christian Klein qui reproduit à merveille l’encagement et l’asphyxie que ressent Hedda Gabler, avec en arrière-fond un jardin où clapotent l’eau et la liberté, invisibles ou presque au regard du spectateur, c’est là que se déroulera un drame qui mènera à une autre impasse, plus existentielle, plus tragique aussi.
Vieille de plus de 130 ans, „Hedda Gabler“ marque un sommet de noirceur dans l’œuvre d’Ibsen, le réalisme de l’auteur y rencontrant l’énigme d’un personnage que beaucoup pensent encore insondable de nos jours. Orpheline d’un père général, Hedda Gabler (une impassible Myriam Muller) revient d’un voyage de noces qu’elle a passé dans l’ennui sidéral avec son mari Jörgen Tesman (Tom Leick-Burns), un jeune homme ambitieux pour lequel elle n’éprouve que dédain et qui n’arrive qu’à l’ennuyer – le constat le plus désolant et radical de son voyage de noces, c’est qu’il lui paraît „insupportable“ de partager „éternellement et toujours (…) la compagnie d’une seule et même personne“. Ressemblant de près à Charles Bovary, Tesman est pourtant plus ambitieux, qui vient de s’endetter pour offrir à sa femme la maison de ses rêves et qui a passé le voyage de noces plongé dans la lecture et l’écriture, comptant sur son avancée dans le milieu académique pour éponger ses dettes.
L’amour, ce „mot poisseux“
Le microcosme dans lequel le couple commence à retrouver ses repères tant bien que mal – alors que Jörgen s’extasie en découvrant leur nouvelle propriété et qu’il est choyé par tante Julie (Nicole Dogué), Hedda trouve encombrante la présence de la tante-poule, considère que son vieux piano détonne dans le salon et paraît peu satisfaite des prestations de la bonne (Hana Sofia Lopes) –, ce microcosme est déstabilisé illico presto par l’arrivée de Theia Elvsted (Jeanne Werner), qui a quitté mari et enfants pour vivre une idylle intello-romantique avec le torturé Ejlert Lovborg (Valéry Plancke). Très proche de Hedda avant de sombrer dans l’alcool et la débauche, ce dernier vit un second (et sobre) printemps: Lovborg vient de publier le livre dont on parle et qui connaît déjà une suite sous forme de manuscrit – un texte qui serait encore plus audacieux et révolutionnaire que le précédent, qui parlait de l’histoire des civilisations, car s’inscrivant dans une discipline que nous appelons aujourd’hui prospective et qui n’existait pas encore au temps de l’écriture de la pièce.
Menaçant l’équilibre précaire dans lequel se sont installés les Tesman, ces deux personnages instillent un peu malgré eux une pernicieuse et persistante jalousie au sein même de ce couple dysfonctionnel – pour Jörgen, le succès de Lovborg constitue une menace réelle dans son avancée académique. Hedda, quant à elle, n’aime guère que son ancien amant se soit épris de celle qu’elle maltraitait à la pension alors qu’elle poireaute présentement à côté d’un homme insipide dont la gloire intellectuelle risque d’être prise par ce même cavalier qu’on disait déchu. Suivant la théorie de René Girard, selon qui il faut une tierce personne pour nous révéler nos désirs, Hedda réalise qu’elle a troqué sa passion pour une vie confortable dont les promesses sont en train de s’effriter. Ajoutons à cela la passion de Hedda pour les pistolets de feu son père – et les bourgeons d’une tragédie débarrassée de ses nobles oripeaux sont semés.
Relecture féministe
Relisant Ibsen à l’aune des combats et engagements de nos jours, Marja-Leena Junker accentue la bêtise, la lâcheté, le narcissisme (blessé) et le fourvoiement des hommes. Le Jörgen Tesman de Tom Leick-Burns, juste quoiqu’un tantinet caricatural par moments, cache bien mal sa jalousie sous une couche de joie altruiste et traite sa femme comme un trophée qui prendrait poussière dans une armoire. Brack (cynique et séducteur: Serge Wolf) est mielleux et sournois à souhait – c’est Hedda qui le perce à jour quand elle lui fait admettre qu’il aimerait bien être le seul „coq dans le poulailler“. Quant à Lovborg, le plus honnête et le plus sensible de ces figurants mâles (ce qui ne l’empêche pas de qualifier Thea de „bête“ et Hedda de „lâche“), il ne tardera pas, tombant tout droit dans le piège tendu par Brack et Tesman, à rechuter dans le débauche et l’alcool, terminant non seulement la soirée chez une danseuse de piètre réputation mais perdant de surcroît ce qu’il a de plus cher, le toujours excellent Valéry Plancke rejouant ici, de façon plus elliptique et bien plus tragique, la scène de beuverie à laquelle il avait participé dans „Ivanov“ (mis en scène la saison dernière au Grand Théâtre par … Myriam Muller).
Il découle, de cette emprise désolante et malgré tout structurellement dominante des hommes, une Hedda Gabler qui est à la fois victime et rebelle, une Hedda à fleur de peau qui s’emmitoufle dans un manteau d’indifférence, une Hedda insaisissable, mais qu’on suit, fasciné, jusque dans la cruauté que le milieu petit-bourgeois lui impose comme seule réaction viable et libre. Pour renforcer la force de frappe des personnages féminins, Junker a fortifié le rôle de Berte, qui sans bénéficier de plus de temps de parole, prend ici une présence scénique bien plus forte que prévu dans la pièce d’Ibsen: la bonne de Hana Sofia Lopes, avec son look punk tout en bottines et chaînes argentées qui pendouillent, hante la scène dès que ses occupants bourgeois et (censément) riches la quittent et profite de leur départ pour se mettre dans la peau de Hedda Gabler, sorte de role model envié. Obsédée par cette femme forte qui ne fait pas dans la dentelle et se montre dure, exigeante, Berte incarne le regard contemporain et féministe qu’on peut (et doit) porter sur la pièce, mettant la balance du côté de ce personnage éponyme là où la Theia de Jeanne Werner, inquiète, soumise, qui ne sait vivre sans homme à ses côtés, incarne une image féminine plus vieillotte, mettant son intelligence (réelle) au service du mâle. Ça n’est pas la seule trouvaille de Junker, qui sait contenir, dans quelques gestes simples – quand Hedda déballe un tableau ou qu’elle fait défiler, sur un mur invisible, les diapositives du voyage de noces – toute la force émotionnelle, toute la souffrance contenue des personnages.
Malgré un medley de chansons pop assez dispensable en milieu de pièce, qui cherche à souligner à outrance le caractère contemporain de la mise et en scène et, partant, de la pièce d’Ibsen, malgré une exposition un peu lourde et quelques longueurs (ça dure deux heures trente), la mise en scène de Marja-Leena Junker laisse assez de liberté et d’espace aux personnages pour que, paradoxalement, l’on ressente l’asphyxie et l’étouffement dont souffre une Hedda Gabler à qui Myriam Muller parvient, dans ces courtes et laconiques phrases qui caractérisent le personnage et qui deviennent vite idiosyncrasiques, à insuffler, entre engagement féministe et ennui bourgeois, tant de vie pour qu’elle trouve, dans son acte ultime, une liberté et une détermination que son entourage masculin n’aura pas eu.
Info
Prochaines représentations au Grand Théâtre: 20, 21 et 22 octobre à 20.00 heures
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