Rentrée littéraire / „C’est réel pour toi mais cela n’existe pas, ma chérie“ de Marie NDiaye
La vie d’une avocate bascule le jour où un homme vient la voir dans son cabinet pour lui demander de défendre sa femme, qui a tué leurs trois enfants. Dès les premières pages, „La vengeance m’appartient“ rend profondément mal à l’aise – et confirme la place à part qu’occupe Marie NDiaye dans le paysage de la littérature contemporaine française.
Tout comme ses personnages, les romans de Marie NDiaye sont insaisissables, étranges, pleins de contradictions. Tout comme ses personnages, il s’en dégage, sous des apparences parfois ordinaires, quelque chose d’énigmatique, d’ensorceleur, d’impalpable et de violent, qu’on a du mal à décrire en recourant aux outils classiques de l’analyse littéraire – parce que c’est sous la surface des mots que ça se passe, parce que c’est dans le tissu presque impalpable du texte et de la construction d’un monde que se glisse cette étrangeté, que l’autrice pousse ici à la limite du supportable.
„La vengeance m’appartient“, premier roman de Marie NDiaye depuis le très beau „La cheffe, roman d’une cuisinière“ paru en 2016, commence par une scène-clé: Me Susane, une avocate qui vient d’ouvrir son propre cabinet, reçoit la visite de Gilles Principaux, dont l’épouse a tué leurs trois enfants et qui la prie de prendre la défense de cette femme a priori indéfendable.
Dès la première page, alors que cet homme pénètre „timidement, presque craintivement“ dans son cabinet, l’avocate est saisie par un souvenir à la fois précis et brutal: cet homme, elle l’a déjà vu, un jour, alors qu’âgée de dix ans, elle accompagnait sa mère, une repasseuse, dans une magnifique demeure bourgeoise de Caudéran et qu’elle a passé une après-midi en présence du fils de cette famille aux vertus ensorcelantes, un jeune garçon de cinq ans son aîné qui l’a fascinée au point d’avoir déclenché en elle la volonté de s’émanciper de son milieu et de devenir avocate.
Replongeant dans ce souvenir, Me Susane, au lieu de ressentir à nouveau la joie de ce moment initiatique, éprouve, à son grand étonnement, de la souffrance, raison pour laquelle elle demandera à sa mère de l’éclaircir sur cet épisode – une demande à laquelle la mère répond d’un air gêné et qui déclenche l’ire du père, ce dernier suggérant que la rencontre entre Me Susane et le jeune Principaux aurait jeté l’opprobre sur la famille. Partant de chez ses parents, irritée, elle bloque le numéro de sa mère, geste qui inaugure un lent glissement dans l’irrationnel.
Car peu à peu, le doute la prend: son souvenir lui paraît trop net pour être fiable et elle se demande si l’intuition de son père, „selon laquelle elles avaient toutes les deux été leurrées et violentées dans cette belle maison de Caudéran“ pouvait être mise „sur le compte de la jalousie ou de la peur et d’un besoin primaire chez lui de défendre ses sobres mœurs contre les dérèglements séducteurs des bourgeois“ – ou si cette intuition met le doigt sur un épisode d’enfance plus traumatique.
A partir de cette rencontre avec Principaux, la vie de Me Susane, qu’elle partage entre son cabinet et sa maison, s’effrite peu à peu et les quelques repères stables qui la jalonnaient – la certitude d’un épisode d’enfance heureux et épiphanique, des parents qui la choient et qu’elle cherche à impressionner par un parcours professionnel sans faute, son amitié avec Rudy, un ancien amant, avec qui elle partage une même origine ouvrière, son amour quasiment maternel pour Lila, la fille de Rudy, et la relation avec Sharon, sa bonne mauricienne, qui prend autant soin d’elle que de sa maison et qu’elle essaie d’aider en régularisant son séjour en France –, ces repères d’autant plus importants qu’elle s’en était construit une vie qu’elle maîtrisait, tenant sous contrôle et à distance les émotions qui la liaient aux autres, s’effondrent brutalement, laissant la place à une seule et même question, répétée en italiques dans le texte et soumise à d’infimes variations sémantiques: Qui était Gilles Principaux pour elle?
Son pressentiment que le monde et les êtres qui l’entourent sont en train de se détraquer, le lecteur n’est pas loin de le partager, même s’il enrobe cette estimation d’un certain scepticisme, Me Susane ayant une façon bien à elle d’interpréter le réel, teintée d’imaginaire, matinée d’une inquiétude diffuse, peut-être irrationnelle. Pourtant, on est loin du binarisme tel qu’on le voit à l’œuvre dans certaines fictions à narrateur indigne de confiance, où le lecteur hésite: le narrateur serait-il un menteur pathologique ou observerait-il avec justesse les faits – et ce serait le monde alors qui se dérègle? Chez NDiaye, les choses sont plus subtiles – car il semble que ça soit à la fois le monde et la vie intérieure de Me Susane qui partent à vau-l’eau, le mal-être de l’avocate allant crescendo au fur et à mesure que ses rencontres avec les Principaux la plongent dans un monde de plus en plus sombre.
„S’enferrer dans son obsession infondée“
Malgré que le roman se focalise sur Me Susane, le monde fictionnel dépeint par NDiaye n’en gagne pas en clarté, faute à une accumulation de personnages étranges qui n’arrêtent pas de la solliciter et qui lui embrouillent l’esprit, tant et si bien que ni l’avocate ni le lecteur ne savent plus comment donner le change – et que vie intérieure et monde extérieur s’emmêlent de plus en plus.
Ainsi, certains personnages – ou tout du moins l’interprétation que donne Me Susane de leurs gestes – paraissent-ils faire écho aux obsessions et angoisses de l’avocate: quand elle estime qu’un de ses clients qui, persuadé que son patronyme fut jadis mêlé à un négrier, tient absolument changer de nom, „s’enferre dans son obsession infondée“, n’est-ce pas d’elle-même qu’elle parle? Et quand, rencontrant sa bonne avec ses enfants dans un centre commercial et croyant que celle-ci, hostile, l’évite afin de les „préserver d’un contact censément dangereux avec Me Susane“, ne serait-ce pas parce qu’elle aurait souhaité que sa propre mère l’ait jadis soustraite à l’„orbe délétère“ du jeune Principaux?
Les personnages sont tous pareillement pris dans leur propre monde solipsiste, dont ils n’arrivent pas à sortir et qui les décrédibilise, au point que chaque vision du monde paraît tendancieuse, pétrie de fantasmes et d’irréel: ainsi, chacun passe à côté de l’autre sans le voir vraiment. Le monde de „La vengeance m’appartient“ est tissé d’aveuglement et d’incertitude. En cela, le roman a quelque chose d’éminemment proustien: chez NDiaye en général et dans ce roman tout particulièrement, les êtres sont insaisissables, les pensées des autres méconnaissables, notre propre vie psychique est d’une inconstance totale, de sorte que la question centrale – a-t-elle connu Gilles Principaux dans son enfance, oui ou non? – est en fin de compte irrésoluble: pris dans une seule et même enveloppe corporelle qui se détériore au cours de nos vies, nos états d’âmes sont tellement changeants et instables que nos existences passées n’ont souvent plus rien à voir avec notre moi présent.
Là où d’autres auteurs auraient exploité le fait divers central du roman – le cas d’une mère triplement infanticide – et creusé la question éthique – comment défendre celui qui paraît indéfendable – de façon pontifiante, Marie NDiaye fait s’enchâsser l’affaire Principaux dans cette thématique de l’impossible connaissance de l’autre.
Ça commence par le comportement de Gilles Principaux tel que les médias le décrivent, qui „ne paraissait pas tant anéanti par la mort de ses enfants que désireux d’absoudre Marlyne aux yeux du monde“. Me Susane n’est pas dupe, qui sait que ce comportement ne dit rien sur la réalité de nos vies psychiques: „Il se trouvait simplement, pensait-elle, que la douleur de Principaux avait une forme inhabituelle.“
Ça continue avec les terribles monologues de Marlyne et de Gilles Principaux, lors desquels le langage se détraque, le grain de sable d’une simple conjonction de coordination répétée à tout bout de champ – „mais“ pour Marlyne, qui vit toute sa vie sur le mode de la contestation et de la rupture et „car“ pour Gilles, pour qui tout n’est qu’enchaînement logique, méticulosité et ordre – venant casser leur parole malade, qui n’est pas sans rappeler le discours de Peter Stillman Jr. dans „New York Trilogy“ de Paul Auster et qui met à nu les dysfonctionnements d’un couple, la mésentente conjugale, Marie NDiaye montrant qu’on ne comprend jamais l’autre, même et surtout quand on vit avec lui sous un même toit.
Ces monologues, comme toutes les scènes où apparaissent les Principaux, sont structurés de façon délibérément théâtrale et dramatique, avec des scènes qui se répètent (à chaque fois que Gilles Principaux vient la voir, Me Susane reçoit un coup de téléphone déroutant de sa mère) et des réponses qui s’étirent, baignant le roman dans une ambiance onirique et sombre, presque lynchienne.
Un peu comme dans „The Unconsoled“ de Kazuo Ishiguro, les personnages de „La vengenace m’appartient“ s’assimilent à de fantasmagoriques apparitions dans un rêve perturbant et, tout comme dans ce roman étrange, la nature des relations entre les personnages, d’abord stable, se disloque au point que des souhaits intimes et des désirs informulés se matérialisent soudain dans l’univers de la fiction (la maternité de Lila, d’abord établie de façon nette, devient de plus en plus sujette à caution).
Porté par le style imparable de Marie NDiaye, avec des phrases sinueuses et des répétitions qui lui confèrent un rythme poétique, un style magnifique et pourtant modeste, dont la maîtrise et la justesse sont tout sauf tapageurs, qui va là où ça fait mal, explorant la vie intérieure de personnages qui la connaissent très mal, leur propre vie psychique, la creusant à travers le langage, „La vengeance m’appartient“ est un roman dérangeant, noir et riche, qu’il faut relire afin de saisir toutes les subtilités et qui nous parle des inconstances de nos mémoires, de notre difficile rapport à autrui et de notre inconsolable solitude.
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