Festival de Cannes (11) / Chutes et châtiments: „Anatomie d’une chute“ et „Firebrand“
Ce dimanche, deux films en compétition on ne peut plus différents mettaient en scène deux femmes (a priori injustement) soupçonnées de crimes: si „Firebrand“ nous plonge dans l’enfer du quotidien de la dernière épouse de Henry VIII, „Anatomie d’une chute“ raconte le procès d’une écrivaine accusée d’avoir tué son mari.
Cela commence par une interview tout ce qu’il y a de plus détendue – une thésarde est venue interroger l’écrivaine Sandra (Hüller, que l’on retrouve ici après son rôle, glacial, dans „The Zone of Interest“, également en compétiton) sur le brouillage entre vie intime et fiction dans son œuvre. L’autrice lui sert un verre de vin, on sent qu’elle la drague un peu, cette jeune doctorante.
Tout d’un coup, une musique assourdissante surgit, un morceau misogyne de 50 Cent plus particulièrement, comme on le fera remarquer plus tard. C’est mon mari, il travaille, explique Sandra à la jeune femme, un peu étonnée de la tournure que prennent les choses, qui sera encore plus interloquée quand l’écrivaine coupera court à l’entretien, à cause du bruit, suggérant qu’elles poursuivent cela à Grenoble, un autre jour.
Quelques heures plus tard, Samuel (Theis), le mari bruyant, est retrouvé par Daniel (Milo Machado Graner), leur fils malvoyant, baignant dans son sang au pied de leur chalet au fin fond du trou perdu où ils vivent – acerbe, Sandra dira qu’elle a réussi à quitter son „Kaff“ allemand pour finir dans un bled français.
Une fois sa mort déclarée, le doute plane: chute accidentelle, meurtre ou suicide? L’accident étant vite exclu, l’intrusion d’un étranger aussi, que la neige aurait permis de signaler clairement – Samuel n’avait d’ailleurs pas d’ennemis –, restent les hypothèses du suicide ou du meurtre, auquel cas on ne saurait l’imputer qu’à Sandra.
L’enquête se déclenche alors, qui sera d’autant plus minutieuse qu’il y a ces quelques jets de sang qui ont éclaboussé la neige, suggérant aux enquêteurs que quelqu’un a dû porter à Samuel un coup, qui l’aurait fait chuter ou qui aurait été accompagné d’une poussée à même de le faire basculer puis tomber du balcon.
Sandra recourt alors à un ami avocat de longue date (Swann Arlaud), dont on peut estimer qu’elle sait qu’il était amoureux d’elle, et qui lui fait savoir que l’unique scénario qui peut la sauver, c’est l’hypothèse du suicide de son mari, sans quoi elle terminera en prison.
Choisissant, comme „Saint-Omer“ d’Alice Diop, le dispositif de la fiction judiciaire, Justine Triet déplace pourtant les enjeux: là où „Saint-Omer“ montrait comment la justice peinait à mettre la lumière sur les motivations d’une femme visiblement coupable, et qui l’admettait volontiers, „Anatomie d’une chute“ filme une femme qui se dit innocente tout en jouant sur le fait que, à force de voir des gens insister sur tout ce qui cloche, dans ses assertions, le spectateur sera peut-être balloté lui aussi par le doute, l’incertitude, les suspicions.
Car l’on comprend, comme le comprendront les jurés et la juge, que ce couple battait de l’aile et que cette chute du titre, c’est évidemment aussi, par métaphore, celle d’un couple – pour preuve, ce fichier retrouvé sur l’ordi de Samuel, qui contient l’enregistrement d’une dispute conjugale assez compromettante ayant eu lieu la veille du décès de l’enseignant.
Commencent alors, sous les yeux du fils, la mise à nu d’un couple, la dissection sans pudeur ni empathie de toutes ces disputes, de toutes ces mesquineries qu’on inflige souvent à celui qu’on aime (malgré tout) et sur qui on déverse si souvent ses insatisfactions et sensations d’échec, accusant l’autre de vivre dans ce compromis qu’est tout couple et qu’on a cependant, dans le meilleur des cas, mis sur pied ensemble.
Au centre du débat, mené par un avocat général brillamment agaçant (Antoine Reinartz), maître de la rhétorique dont les questions vous font dire tout et son contraire, qui interprète à tort et à travers les actes et paroles de l’accusé, les insérant dans une vision du monde où Sandra ne peut pas ne pas être coupable, l’acculant d’autant plus facilement que l’écrivaine est d’abord forcée de se défendre en français qui, bien qu’elle fasse plus que le baragouiner, n’est pas sa langue maternelle, se trouvent alors des infidélités dont il s’agit de préciser la nature, un soi-disant pillage de propriété intellectuelle – Sandra aurait volé une idée de son mari pour un de ses romans – ou encore l’idée saugrenue d’aller chercher, puisqu’elle admet volontiers s’y mettre à nu, la vérité dans ses livres mêmes.
Pour se sauver, l’écrivaine est bien obligée de grossir les traits, de rendre peut-être bien plus frustré et dépressif qu’il ne l’était, son mari, qui se rêvait écrivain mais n’arrivait pas à finir son livre, cela sous les yeux d’un enfant qui, bien qu’extrêmement futé, n’en souffre pas moins de voir décortiquer le couple parental, de voir traîner dans la boue son père par sa mère puis sa mère par l’avocat général.
Au milieu de tout cela, il y a cette femme qui s’efforce de rester calme, impassible, qui sans cesse regarde, pendant le procès, la réaction de son fils et dont on pressent qu’on lui reproche d’être une femme (étrangère de surcroît) qui ne se comporte pas comme on l’attend d’une femme – elle n’est ni émotionnelle, ni hystérique, ni impulsive, ni pleurnicharde – de sorte que certains, au tribunal, se montreraient presque soulagés de l’entendre, sur le fichier audio, péter un câble et admettre que oui, „elle est violente“.
Si le film est brillamment écrit et réalisé, si Triet y montre une limpidité qu’on pourrait un peu facilement qualifier de maturité cinématographique, c’est Sandra Hüller, dont on a pris l’habitude de son génie depuis „Toni Erdmann“ ou encore „In den Gängen“, qui le porte, ce film, avec la complicité d’une caméra qui ne perd pas une miette de cette performance sublime, qui devrait lui valoir un prix d’interprétation.
A la fin, alors que le procès se termine, reste cette certitude que l’intimité d’un couple ne survit quasiment jamais à la froide mise à la lumière de la justice et que notre liberté d’être, qui inclut celle de se disputer, n’est jamais à l’abri d’un coup du sort qui déclenche cet imparable appareil judiciaire, où tous nos actes et gestes sont mis sur une balance, sont évalués et jugés – et Triet de montrer qu’une fois l’hypothèse de notre culpabilité établie, le moindre fait et geste ne peut que corroborer cette culpabilité supputée. Et que devant un tribunal, la vérité, qu’on ne connaîtra jamais, n’a en fin de compte qu’une importance toute relative.
„Firebrand“: le patient zéro de la toxicité masculine
On a du mal à le reconnaître, ce beau gosse pour qui tout d’un coup des gens n’ayant pas été au Grand Théâtre depuis la dernière sortie scolaire à laquelle un prof les avait forcés vingt ans de cela y affluaient soudain pour voir une pièce d’un mec qu’ils ne connaissaient pas – Ivo van Hove, en l’occurrence –, tout ça pour voir torse nu un Jude Law en forme moyenne.
Et si on a du mal à le reconnaître, Jude Law, c’est qu’il incarne ici Henry VIII, le roi qui a plus ou moins fait exécuter toutes ses épouses et qui est donc le patient zéro de la toxicité masculine, la cible rêvée à déboulonner pour tout film féministe qui se veut et qu’on montre ici à la fin de ses jours, obèse, déjà boursouflé par la maladie.
Mais c’est Catherine Parr (Alicia Vikander), sa dernière épouse, qui sera au centre du film de Karim Aïnouz, „Firebrand“ commençant d’ailleurs alors que sa royauté est absente, qui a eu l’audace de confier à son épouse les rênes du pouvoir – un geste que sa cour apprécie moyennement, mais contre quoi, par peur des réprimandes d’un tyran absolu, personne n’ose vraiment protester.
Montrant Catherine Parr comme une régente politique réformiste, qui s’engage pour le bien du peuple, lutte contre cette église qui veut imposer une foi uniforme et interdit que la Bible soit lue autrement qu’en latin, fréquente ceux et celles (surtout) que les ecclésiastiques de la cour appellent des hérétiques et avec la leadeuse desquels elle entretient un flirt ambivalent qui n’ira pas bien loin pour la simple raison que l’on réglait assez vite le sort à ces sorcières mécréantes à l’époque, „Firebrand“ esquisse le portrait d’une reine courageuse, femme forte qui osera s’insurger – parfois – contre son monstre de mari.
S’inscrivant dans cette tendance du film à costume qui revisite l’histoire en adoptant un point de vue féminin – un disclaimer l’annonce par ailleurs assez ostentatoirement, qui fait croire que Karim Aïnouz pense avoir réinventé la roue en explorant les non-narrés féminins de l’historiographie – dont le festival de Cannes nous a déjà donné un exemple navrant avec son film d’ouverture raté, „Firebrand“ s’en sort pourtant mieux que „Jeanne du Barry“, même si des parallèles entre les deux films sont indéniables, notamment dans sa façon de montrer à quel point une épouse ou maîtresse du souverain, dès lors qu’elle ose afficher ses convictions, est constamment sur la sellette, les intrigants ayant à l’époque eu encore plus de facilités de se débarrasser d’une femme, chosifiée par le roi, remplaçable – et de fait remplacée à plusieurs fois – que d’un homme mal vu.
Si on ferme les yeux sur ces parallèles narratifs qui semblent se répéter de film historique en film historique – il y a, par ailleurs, une disparition d’un collier qui copie exactement l’intrigue de la nouvelle adaptation des Trois mousquetaires –, „Firebrand“ convainc par le jeu de ses deux acteurs principaux: chaque scène entre les deux époux est chargée de tension, Jude Law excellant en monarque monstrueux, imprévisible, tyrannique, qui passe de la bienveillance à la violence extrême comme d’autres passent du coq à l’âne, ressemblant en cela à Forest Whitaker dans „The Last King of Scotland“.
Hélas, outre les nombreux effets de déjà-vu qui parsèment le fim, l’on a du mal à comprendre son obstination révisionniste en fin de film – comme s’il fallait enfoncer le clou, comme si l’on voulait faire comprendre au dernier abruti que Catherine fut une femme forte, courageuse et Henry VIII un mec pas qu’un peu limite, comme s’il y avait quelque chose comme du „bon“ révisionnisme, quand il sert, par exemple, des propos féministes – comme si la fin justifiait des moyens plus que douteux.
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