/ Comédie noire „George Dandin“: Farces et attrape-nigauds
Oscillant entre farce et tragédie, le „George Dandin“ d’Anne Simon raconte la déchéance d’un paysan entrant par mariage en aristocratie. Malgré quelques lubies post-dramatiques qui compliquent l’entrée en matière, Simon parvient à trouver le ton juste pour actualiser cette comédie noire.
Que Molière aime les hommes jaloux et cocus, presque tout le monde le sait grâce à son „Ecole des femmes“, qui raconte l’histoire d’un homme qui séquestre une jeune innocente afin de la protéger de la libido d’autrui.
Si l’argument d’une telle pièce a pu prendre une nouvelle et triste actualité à la suite de toutes ces femmes qui enfin prirent la parole pour dire le sort qu’on leur avait fait subir, Anne Simon a choisi une pièce où le jugement envers le personnage principal paraît moins évident, moins dichotomique: George Dandin, riche paysan (Pitt Simon), épouse une jeune aristocrate (Anouk Wagener, qui compense son lourd accent par un jeu déluré) pour sortir la famille aristocratique de son élue du coeur d’un mauvais pas financier. Le jeune paysan, pourtant, reste un corps étranger dans ce milieu qui l’adopte plus par nécessité que par conviction.
Dandin essaiera tout au long de la pièce de convaincre ses beaux-parents des infidélités de sa compagne qui, ne comprenant guère pourquoi elle devrait s’amouracher d’un paysan et abandonner corps et charmes à une relation monogame dénuée d’amour pour la simple raison que ses parents en ont décidé ainsi, s’éprend assez vite de Clitandre (Rom Blanco en séducteur diabolique et jouissif).
Divertissement exotique
Rusant à tout-va, Clitandre et Angélique (qui porte mal son nom), soutenus par la suivante Claudine (Renelde Pierlot) et le maladroit Lubin (Mathieu Moro) parviendront ainsi à porter le discrédit sur le pauvre paysan, qui restera à jamais moqué par un monde codifié, clos et imbu de lui-même, un monde qui ne vise qu’à sa propre reproduction et où les parvenus servent au mieux à un divertissement exotique, Dandin faisant figure d’oiseau étrange qu’on pointerait du doigt dans un zoo.
En ce sens, l’actualité de la pièce va de soi et telles les grandes pièces de Shakespeare (on se souvient de la très réussie „Mesure pour mesure“ de Myriam Muller l’année dernière), ce Molière-là fonctionne simplement parce que ça parle de ruse, de fourberie, de mesquinerie et d’un système social hiérarchisé qui n’a pas tellement changé au cours des siècles, montrant aussi que le néolibéralisme a simplement saisi les pulsions les plus crapuleuses de l’homme (avarice, appât du gain, esprit de compétition) pour les instaurer en valeurs inébranlables.
Figures du verbe
Pour sa mise en scène, Anne Simon, face à ce personnage à la fois comique (il est un peu ridicule, ce bonhomme qui aspire à s’élever dans les hautes sphères de la noblesse) et tragique (il est le souffre-douleur de l’intégralité des personnages), prend le parti de ne pas prendre de parti. Parfois, l’on a pitié de Dandin, parfois, on se réjouit de voir sa mâle vanité laisser des plumes (quand Angélique et Claudine prennent d’assaut sa demeure dans un geste d’émancipation féminine jouissif).
Car la subtilité de la pièce réside dans le fait qu’il n’y a pas véritablement de gagnants: Dandin devient certes la risée de l’ensemble des personnages, mais ceux-ci sont tout autant soumis par une hiérarchie sociale qui fait que sonnent faux l’ensemble de leurs propos, qui ne coïncident jamais avec leurs sentiments et passions véritables. Tout n’est que rhétorique, et en dessous se cache un vide émotionnel alarmant. Angélique en souffre tout autant, qui essaie en vain de s’émanciper de son milieu et de ses parents.
C’est pour cela qu’en début de pièce, les comédiens feuillettent leur texte et lisent du George Dandin. Si cette dimension post-dramatique et méta-théâtrale peut d’abord paraître un peu lourde, artificielle et pompeuse, l’on se rend compte que les comédiens lisent le texte sur scène pour dire combien est artificiel, lourd et pompeux ce monde dans lequel leurs personnages sont enfermés. Ce texte, ils le lisent comme malgré eux, essayant par moments d’y échapper, de le tourner en risée. Mais ils n’y parviennent pas, restent douloureusement et doublement des êtres du verbe (d’un, parce que les personnages de fiction sont de pures créatures verbales, et de deux parce que le monde dans lequel ils vivent est une pure construction rhétorique).
Moments lumineux
Après ce début un peu déroutant, où les bonnes idées de mise en scène risquent d’être perdues pour un spectateur qui mettra quelques minutes à s’adapter à cette entrée en matière un peu lourde, la mise en scène s’assagit, laissant aux acteurs assez de place pour vraiment jouer, au grand plaisir du spectateur, qui pourra aussi se délecter du texte. Les lubies de la réalisatrice et de son assistant Tom Dockal ne sont pas toujours au service de la mise en scène. Cette gratuité parfois débouche sur des moments lumineux (la séance au cinéma, où le théâtre entier est investi, un peu comme dans „Tod“ de Jacques Schiltz), parfois laisse un peu pantois (la référence à l’iconographie hollywoodienne colorée des années 50 ne fonctionne pas toujours, même si esthétiquement, à la fois côté scéno et costumes, c’est très réussi).
Pourtant, à travers les références cinématographiques, Simon fait traverser les siècles à Dandin, la pièce se gonfle des siècles qui s’y agglutinent, se présente comme un feuilleté référentiel pour monter la pérennité des émotions dépeintes – jusqu’à ce que s’égratigne le vernis social hypocrite. Une réussite donc, même si la pièce déborde parfois d’idées trop peu cohésives.
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