Théâtre / Commencer par le vin, terminer dans le sang: „On ne badine pas avec l’amour“ au Théâtre des Capucins
Trois saisons après le succès de „Le jeu de l’amour et du hasard“, Laurent Delvert adapte un nouveau classique du théâtre français dans une production des Théâtres de la Ville du Luxembourg. La mise en scène, soignée, contemporaine, un brin déjantée, et le casting franco-belgo-luxembourgeois, très convaincant, dépoussièrent cette pièce pour révéler, au-delà de ses archaïsmes, la pérennité et la contemporanéité du texte de Musset.
Cela commence in medias res, avec une énorme fête comme on n’a plus le droit d’en faire. De l’électro tonitruante fait vibrer la salle, sur fond de quoi une voix féminine débite un spoken word allemand aussi absurde que sulfureux (Ich bin zwei Hunde gleichzeitig, entend-on à un moment) alors que les spectateurs sont accueillis par les acteurs, qui les invitent à participer à cette fête qui bat son plein tout en les priant de bien vouloir respecter les règles sanitaires.
Jérôme Varanfrain, qui incarne le Chœur, fait de son mieux pour percer le quatrième mur, tonnant dans son micro comme un animateur de fête foraine, de sorte que, avant même de plonger dans le vif du sujet, la catharsis si chère au théâtre a déjà commencé – car ça fait un bail qu’on ne nous a plus permis de toucher d’aussi près à quelque chose comme une grosse teuf avinée.
C’est aussi, au-delà de la nostalgie qu’on peut éprouver pour un mode de vie hédoniste, une façon brillante et juste d’adapter au goût du jour la pièce de Musset, qui s’inspire du genre du proverbe, un genre dramatique mineur qui déroule une intrigue sentimentale légère, pour mieux le dévoyer vers sa fin, quand la mort et le tragique viennent hanter la pièce et mettre fin au badinage mondain. Car, comme le metteur Laurent Delvert l’explique dans le programme de salle, il voulait réaliser „une pièce qui commence avec le vin et termine dans le sang“. Le pari est largement remporté.
Après que les volutes de la fête – qui viendra cependant entrecouper les deux transitions entre les trois actes dont est constitué le texte – se sont dissipées, l’action de la pièce, d’abord assez insouciante, régulièrement entrecoupée par les préoccupations de personnages secondaires dont les chamailleries, beuveries et intrigues mondaines servent tout autant au divertissement qu’au tissage d’une toile de fond sémantique, peut commencer.
Le baron (Jean-Michel Vovk) est dérouté. Alors que son souhait le plus cher au monde est de marier Perdican (Pierre Ostoya Magnin), son fils, et Camille (Alice Borgers), dont il est l’oncle-tuteur, les retrouvailles tant attendues de ces deux jeunes gens ne se déroulent pas comme prévu: si tout jeunes, ils s’aimaient d’un amour pur et innocent, le déroulement subséquent de leur vie a mis comme un grain de sable dans le rouage de cette destinée parfaite et parfaitement orchestrée.
Ce grain de sable prend plusieurs formes: c’est, d’abord, l’engrenage dans lequel l’intrigue jettera ses jeunes personnages principaux, tous influencés par le monde adulte dont ils ont du mal à se délester. Revenue du couvent où des religieuses déçues par le monde et l’amour, l’ont convaincue de renier l’amour humain pour se consacrer exclusivement à celui, non charnel, de Dieu, Camille refoule ses sentiments et rejette Perdican qui, dépité, séduit Rosette (Sophie Mousel), une jeune paysanne. Alors que, de coup de théâtre en coup de théâtre, les émotions des personnages percent la couche de vanité et d’orgueil sous laquelle ils les avaient enfouies, la pièce s’achemine lentement mais inexorablement vers sa résolution tragique.
Acte de vengeance ou acte d’humanité ?
Ce grain de sable, c’est aussi et surtout l’orgueil et l’inexpérience de jeunes gens qui, blessés par le rejet, inaptes à s’exprimer librement à cause de conventions sociales héritées de leurs aïeuls, reproduiront sans vraiment le vouloir la déception, le double-entendre et la manipulation dont font preuve les adultes, la pièce faisant s’imbriquer habilement les agissements de l’aviné gouverneur Blazius (Joël Delsaut), de l’intrigant curé Bridaine (Stéphane Daublain) et de la dévote Dame Pluche (Ninon Brétécher) avec le triangle amoureux des trois jeunes.
Alors que les prémisses rousseauistes (l’homme est bon par nature, c’est la société qui le corrompt) de l’histoire peuvent paraître quelque peu niaises, la mise en scène de Delvert, contemporaine sans verser dans cet évidement du sens qu’on observe parfois dans le théâtre postdramatique, accentue bien d’autres aspects de l’œuvre de Musset, dont la critique anticléricale l’inscrit dans l’héritage de La religieuse de Denis Diderot là où la satire mondaine annonce Proust avant l’heure. Mais c’est surtout la pertinente analyse du sentiment amoureux et des questionnements y attelés qui apparaissent sur le devant de la scène, Delvert montrant avec habileté que ceux-ci n’ont pas perdu de leur actualité.
Dans une scène-clé, Perdican déclare à Rosette son amour alors que ses paroles d’amoureux, il les lance en vérité en tant que provocation à celle qui l’a éconduit. Le ressort sémantique du trompeur trompé, que l’on retrouve chez Molière et dans le genre de la farce, est ici enchâssé dans un dispositif plus complexe, qui questionne la stabilité et la véracité du sentiment amoureux („que me conseillerez-vous de faire le jour où je verrai que vous ne m’aimez plus“, demande Camille à Perdican qui, du tac au tac, lui répond „de prendre un amant“), qui interroge la déception amoureuse et de ce qu’une telle déconvenue nous amène à faire subir à autrui et qui spécule sur le conditionnement sociologique de nos amours, du rôle qu’y tiennent le regard et le désir d’autrui une fois qu’il se répercute en nous.
Oscillant entre scènes plus classiques et séquences filmées sur scène par le smartphone du Chœur puis projetées en des plans rapprochées sur des toiles improvisées, la mise en scène corrige maints aspects du texte qu’on peut qualifier aujourd’hui de poussiéreux et de poussif: plutôt que d’obnubiler l’emphase et la grandiloquence qui habitent la pièce (car malgré la pertinence du propos et le caractère novateur de ce texte qui mêle les genres et les tons, Musset reste un auteur romantique), Delvert l’embrasse pour mettre à nu à la fois l’hypocrisie mondaine des vieux et l’innocence des jeunes, la naïve mais réelle emphase sentimentale vite corrompue par les adultes. Quant aux commentaires un peu manichéens sur les hommes – tous menteurs, orgueilleux et inconstants – et les femmes – perfides, vaniteuses et dégradées, ils sont heureusement entonnés avec la distante ironie qu’il faut.
Investissant une scénographie (signée Philippe Ordinaire) à ressorts multiples, qui offre, avec ses différents recoins, escaliers, table de salon, son piano à queue qui glisse d’un coin à l’autre, ses rideaux dorés qui offrent un double espace de projection pour les séquences vidéo, un espace polymodal dont les métamorphoses renvoient aux états d’âmes changeants des personnages, la mise en scène souligne visuellement l’incertitude, l’instabilité et la mobilité quasiment proustienne des émotions des personnages tout comme elle mime les différents tons et registres de la pièce de Musset, oscillant entre un côté ludique, charnel affiché et des moments où le tragique et le pathos sont pleinement assumés.
Le jeu des acteurs est lumineux de bout en bout: la Camille d’Alice Borgers est d’abord toute en retenue et bondieuserie puis somptueusement machiavélique quand, rejetée, elle cherche à manipuler émotionnellement Rosette et Perdican. Le Perdican de Pierre Ostoya Magnin va de la naïveté du jeune amoureux aux mesquineries orgueilleuses du narcissique blessé. Quant à la Rosette de Sophie Mousel, figure la plus honnête du jeune trio dont le rôle d’abord mineur est comme compensé par le fait qu’elle donne voix à ses émotions au piano, elle incarne avec brio la classe paysanne, plus simple mais moins encline aux intrigues et à la double pensée, qui révèle son statut de victime dans un tableau final somptueux.
Soutenue par une „vieille garde“ tout aussi convaincante mais qui sera de plus en plus dégradée au rôle de spectateurs muets et passifs, la pièce souffre tout au plus d’un final où les revirements s’enchaînent de façon un peu trop rapide, Delvert sacrifiant peut-être le réalisme situationnel aux impératifs du couvre-feu (la pièce ne dure que cent minutes). Mais c’est après, une fois qu’on rentre, que la parenthèse de fête et d’émotions s’est renfermée et que l’on retrouve le confinement, qu’on se dit qu’un tel théâtre manquait cruellement, durant les derniers deux mois (et continue à cruellement manquer à l’étranger), dans les vies solitaires qu’on mène en cet instant.
Info
Prochaines représentations: aujourd’hui, demain, le 30 janvier, le 2 et le 3 février à 20 heures au Théâtre des Capucins. Quatre représentations supplémentaires (le 9, 10, 11 et 12 février à 20 heures) ont été annoncées mais ne figuraient pas encore sur le site (theatres.lu) à l’heure de la rédaction de cet article.
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