„Treshold fear“ – la peur de franchir un palier / Comment les musées luxembourgeois tentent de conquérir les non-initiés
La threshold fear, que l’on peut traduire par la peur du seuil, définit les obstacles physiques et ceux moins visibles qui empêchent aux inhabitués de franchir la porte d’un musée. Et si c’était l’explication impensée à l’absence d’une frange importante de la population en ces lieux de transmission?
Ces dernières semaines, les musées ont dû précipiter leurs réponses à des questions qui n’étaient pas prioritaires tant que le lieu physique, privilégié de la rencontre entre le visiteur et l’objet, était ouvert. Il a fallu prolonger l’offre culturelle sur Internet pour satisfaire des visiteurs réguliers en demande de culture. Ce faisant, les musées ont éveillé l’intérêt d’un public plus large que celui qui franchit habituellement sa porte.
Le Musée national d’histoire et d’art (MNHA) en a fait l’expérience. „On a accès à un public beaucoup plus vaste, et notamment à un public qui avant n’avait pas l’intention de visiter le musée. Le fait de ne pas devoir se déplacer et pouvoir suivre la page d’un musée sans être obligé d’interagir l’explique“, observe Michèle Platt, sa responsable du service des publics. „On arrive à joindre ses amis, ses connaissances en partageant une communication du musée. En revanche, mobiliser des connaissances pour s’y rendre et suivre une visite guidée, c’est plus difficile.“
Les lieux physiques des musées peuvent constituer des obstacles à l’accès à l’art. Des chercheurs en sciences sociales et humaines se sont intéressés depuis un demi-siècle à cette contradiction. L’un des premiers fut le sociologue français Pierre Bourdieu dans les années 6O qui a révélé que si l’art était sur le papier ouvert à tous, il était dans les faits interdit au plus grand nombre. Le musée permettait tacitement à ceux qui y vont de se différencier de ceux qui n’y vont pas.
Depuis lors, les sociologues et muséologues n’ont cessé d’observer si et comment les musées luttent contre cet usage de la culture comme moyen de distinction sociale, en observant les obstacles à une fréquentation d’un public plus large de se rendre au musée. En 2006, Elaine Heumann Gurian regroupait sous le concept de „threshold fear“ l’ensemble des barrières qui font renoncer à franchir la porte d’un musée.
La gratuité et le nombre
Cette peur du seuil est une peur de l’inconnu, que chaque être humain peut expérimenter, comme le riche collectionneur bourgeois à qui viendrait la curieuse idée de se rendre à une exposition de graffitis dans une maison des jeunes. C’est l’impression, réelle ou fantasmée, de ne pas se sentir le bienvenu à un endroit. Dans le monde des musées, elle paralyse celui qui a peur de ne pas savoir, de ne pas comprendre, de ne pas connaitre les codes souvent tacites du lieu. Elle concerne surtout des franges de la population, les non initiés aux musées, qui sont aussi souvent les moins bien formés.
La gratuité est sans aucun doute la plus évidente des barrières. Sa suppression gomme tout frein financier à la visite du musée. Elle a aussi la vertu de supprimer une de ces interactions obligatoires souvent sources de stress, entre le musée et le public néophyte. Pour autant, elle n’est pas suffisante. La seule gratuité change le nombre mais généralement pas le type de visiteurs. Pour atteindre une plus large population, d’autres obstacles sont à prendre en considération.
La chercheuse en sciences sociales Laurence Brasseur a pu en recenser un grand nombre. Dans sa thèse à l’université de Leicester, elle étudie les rapports entre musées et public de jeunes gens. Elle l’a notamment fait en menant des entretiens semi-guidés avec des groupes de jeunes Luxembourgeois, auxquels elle présentait notamment des photos pour lancer la discussion. Comme celle d’une corde dressée devant un tableau, qui fit réagir un jeune ado de manière épidermique. „Je déteste ça. Il suffit d’effleurer la corde et quelqu’un vient te voir.“
Parmi les premiers obstacles identifiés par les chercheurs, il y a la manière dont le personnel du musée accueille et fait sentir au visiteur s’il est le bienvenu ou pas. Au Casino – Forum d’art contemporain, le personnel d’accueil et de médiation sait se faire discret si nécessaire. „Ils sont bien rodés pour reconnaître quel type de public passe la porte et comment l’aborder de manière assez individuelle“, explique son directeur artistique, Kevin Muhlen. „On essaie de créer un espace qui permet de prendre confiance, de découvrir les lieux à son propre rythme. On ne se fait pas assaillir tout de suite par des médiateurs dès qu’on rentre dans le casino. Le public est plutôt libre, de prendre en main les dépliants à disposition, de s’installer et regarder des vidéos d’interviews d’artistes, de feuilleter des catalogues, d’aller à la rencontre des médiateurs s’il a des questions.“
On essaie de créer un espace qui permet de prendre confiance, de découvrir les lieux à son propre rythme. On ne se fait pas assaillir tout de suite par des médiateurs dès qu’on rentre dans le casino.directeur artistique du Casino – Forum d’art contemporain
Les journées portes ouvertes sont des journées durant lesquelles la „threshold fear“ semble disparaître. Ce n’est pas pour rien qu’elles ont un grand succès. L’invitation explicite au plus grand nombre, une surveillance moins oppressante et l’anonymat plus grand se conjuguent pour donner confiance aux visiteurs. Ils peuvent simplement faire un test et abandonner la visite, même guidée, du musée, sans difficulté ni susciter de commentaires.
C’est notamment dans ces moments-là que Patrick Michaely et le personnel du Musée d’histoire naturelle constatent les situations qui seraient habituellement un motif pour ne pas venir au musée. „Est-ce la gratuité ou le fait que ce soit un grand événement? Il y a alors beaucoup plus de monde dans les expos permanentes que dans les expos temporaires. Et on voit des visiteurs inhabituels qui se demandent comment se déplacer, comment faire, comme lorsqu’on entre à l’église“, observe-t-il. „Il y a des hésitations que je connais aussi, si je dois aller à l’Opéra à Paris, auquel je ne suis pas habitué.“
Pour le „natur musée“, de par sa spécialité, la tâche d’attirer du grand public pourrait pourtant sembler plus simple. Mais c’est aussi une tradition déjà ancienne qui a permis de bâtir un succès populaire. Dès les années 70, il fut doté d’un service éducatif soucieux de rendre les sujets scientifiques accessibles à un grand public, par l’intermédiaire des enfants. „L’idée était qu’il fallait expliquer autrement, approcher différemment le public, qu’il ne suffisait pas de les mettre devant une vitrine et de les laisser ainsi“, explique Patrick Michaely. Des guides étaient formés pour parler avec les enfants. „Aujourd’hui, quand on fait nos expositions, on part toujours du principe qu’on s’adresse à un public qui a la connaissance d’un adolescent de 15 ans. Les explications doivent être rédigées dans un langage clair et les textes scientifiques publiés sont toujours relus par des pédagogues qui s’assurent que c’est parfaitement compréhensible.“
„On a beaucoup d’outils de médiation pour faire accéder au concept et à l’approche artistiques via des vidéos, interviews d’artistes vidéos, médiateurs en salle, des textes qui sont écrits de manière à ce qu’ils soient compris“, explique Kevin Muhlen. La transmission du contenu est un élément essentiel. La peur du seuil est aussi souvent une peur de ne pas comprendre, de ne pas avoir le capital culturel, pour le dire en termes sociologiques. Dans sa thèse, Laurence Brasseur souligne l’intérêt de proposer à de jeunes gens un usage des musées qui leur sont familiers plutôt que de les contraindre à adopter un usage qui est familier pour les professionnels du musée, afin de désacraliser l’espace muséal.
Les murs qui oppressent
Le „natur musée“ peut constituer „une entrée plus facile dans le monde des musées“, selon Patrick Michaely. Et ce n’est pas nécessairement qu’une question de contenu. L’architecture pourrait bien aussi l’expliquer. „Il y a une différence entre venir au Mudam, où le bâtiment a 20 mètres jusqu’au toit. Chez nous vous êtes un peu sous les combles, c’est un peu plus ‚an der Stuff doheem’.“
L’architecture est aussi une source mésestimée de „threshold fear“. C’est peut-être là que se cache les raisons d’un certain ressentiment envers le Mudam. Non pas pour le prix de ses pierres mais aussi le sentiment qu’il s’agit d’un pur plaisir d’architecte dialoguant avec Vauban, un lieu de suggestion pour les artistes, mais non un endroit pensé pour le confort des visiteurs, qui nait quand on arrive dans l’entrée exigüe du musée. En résumé: aux artistes et aux visiteurs le goût des grands espaces, au public l’exiguïté.
Ce n’est en fait pas un caprice qui est à l’origine du transfert de la caisse, remisée au niveau de la cafeteria, opéré en 2018. Ce détail en apparence permet de ne plus prendre à la gorge le visiteur dès son arrivée, de permettre l’accès à la cafétéria et de redonner au grand hall sa vocation première, celle d’un espace d’orientation du visiteur. Car ce n’était pas l’intention de l’architecte mais l’effet de la résistance patrimoniale à une entrée initialement voulue du côté du musée des trois Glands qui a contraint à une entrée si étriquée. Le nom de l’architecte Pei est d’ailleurs plus souvent associé à des musées vertueux en termes d’architecture accueillante et d’organisation lisible.
A l’époque du déménagement de caisse, Suzanne Cotter n’était pas encore directrice du Mudam. Mais depuis lors, elle n’a cessé d’œuvrer à augmenter ce qu’elle appelle „une porosité entre le musée et le monde“. Cela s’opère en conquérant peut à peu le parc qui l’entoure. Mais aussi en tentant de rendre accueillante cette „entrée muette“. Un café d’été a été lancée en 2018 pour mettre de la vie devant le bâtiment.
Actuellement, Suzanne Cotter attend avec impatience le projet d’une passerelle permettant un accès aux pétons et cyclistes, directement depuis le belvédère après le plateau rouge, dont on vient de lui confirmer la réalisation prochaine. La passerelle devrait changer la circulation autour du bâtiment et avec celle sa perception. „Cela va aider à la notion d’accessibilité et participer au démantèlement de cette idée de seuil. La présence de personnes dans cette partie change l’entrée. Sinon, ça devient une sorte d’obstacle.“
Tout le monde sentait qu’il y avait quelque chose de cette notion de forteresse qui est restée et renforce les obstacles perçus par un grand publicdirectrice du Mudam
Cela permettra également d’atténuer l’image que traîne le musée et freine sa fréquentation. Et que le qualificatif d’„open museum“ doit aussi contribuer à écorner. Cet élément de langage est le fruit de réflexions internes qui ont montré que le site d’une ancienne forteresse retenue pour construire le musée pouvait être un frein symbolique fort. „Tout le monde sentait qu’il y avait quelque chose de cette notion de forteresse qui est restée et renforce les obstacles perçus par un grand public.“
La polyvalence pour attirer
Venus à l’inauguration du Mudam en 2006, deux journalistes du Monde ont vu dans le bâtiment une référence aux centres commerciaux. Plus par mépris que par esprit d’observation. Or, les musées ne perdraient rien à s’inspirer des centres commerciaux, selon la pourfendeuse de la „threshold fear“, Elaine Gurian. Non pas pour verser dans le mercantilisme, mais pour reprendre les recettes qui en font un lieu de rencontre: la lisibilité des lieux, une bonne indication des services disponibles. Les musées, dit-il, peuvent gagner à proposer des espaces polyvalents accueillants pour les visiteurs qui ne sont pas familiers aux musées et pour les curieux encore hésitants, de manière à ce qu’on puisse se rendre dans un musée, sans avoir besoin d’y entrer voir des œuvres. Et la tentation ferait, comme dans les centres commerciaux, le reste.
Le hall de gare est un autre modèle proposé. C’est celui auquel pensait la directrice de la Bibliothèque nationale, Monique Kieffer, pour le nouveau bâtiment du Kirchberg. Le transfert de la BNL est sans doute la victoire luxembourgeoise la plus spectaculaire contre la „threshold fear“ de ces dernières années. Partie de son ancien bâtiment étroit, tournant le dos à la ville, dans lequel le visiteur qui poussait la lourde de porte était aussitôt accueilli par un guichet et un service de sécurité, la BNL offre désormais un vaste espace, dans lequel les visiteurs peuvent faire ce qu’ils veulent, y compris ne pas se rendre dans la BNL. Et lorsqu’ils le font, les lieux n’étalent pas leur culture directement à la face du visiteur.
C’est le genre de lieu d’entrée qui occuperait très bien une partie de la place du Marché aux poissons, au fond de laquelle le MNHA a parfois des airs de bunker. En attendant, une cafétéria s’est ajoutée et la suppression prochaine des panneaux de communication qui obstruaient totalement la vision de l’intérieur devrait rendre les lieux plus attirants.
Le Casino – Forum d’art contemporain a déjà vécu sa révolution spatiale. C’était en 2016. Depuis lors, le visiteur fait „une rencontre en étapes“ avec les lieux. Le rez-de-chaussée se veut un espace convivial, avec son café-restaurant et sa verrière prisée des touristes, dans lequel on peut circuler librement. Ce rez-de-chaussée est aussi celui qui accueille des projets liés à des technologies comme la réalité virtuelle et à la vidéo, que connaît le grand public et dont il peut voir l’application dans l’art.
„Le public qui n’a pas un accès aussi facile à l’art contemporain ne tombe pas tout de suite les pieds dans une grande exposition, perdu dans un espace qui ne donne aucune piste. Le Casino se déploie peu à peu au fur et à mesure de la visite“, explique Kevin Muhlen. „Il faut que les visiteurs soient à l’aise et qu’ils aillent découvrir les expositions de manière libre, avec un esprit libre et critique.“
Pour Suzanne Cotter, le musée est un lieu de transmission de valeurs. Pour les diffuser auprès du plus grand nombre, il faut diversifier la programmation, l’adapter à des goûts mais aussi à des niveaux de confiance différents. L’exposition de Jean-Marie Biwer, stoppée par le coronavirus, était pensée dans cet esprit et a attiré un large public. Le musée, dit-elle, est le lieu par excellence pour expérimenter la différence, se confronter à des choses inhabituelles et donc promouvoir la coexistence. „Le musée n’est qu’un contenant, on crée des narrations, des contextes, mais ce n’est pas le seul. Pour avoir une relation aisée entre l’art et le public, il faut des fois sortir“, dit-elle.
Comme le rappelle Laurence Brasseur dans sa thèse, l’intensité de la vie culturelle ne se mesure pas au nombre de visiteurs de musée. Elle dépend aussi de la définition donnée au terme de culture. Le musée est le lieu d’un art, non de l’art. Et en élargissant leur définition de la culture, les musées risquent aussi d’élargir leur public.
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