LuxFilmFest / Courte taxonomie de la toxicité masculine: les soirées des „Shorts made in/with Luxembourg“
Face à un véritable raz-de-marée de courts métrages soumis au festival, celui-ci a choisi d’en présenter vingt en deux soirées, qui font preuve de la vitalité du jeune cinéma luxembourgeois. Parmi les douze que nous avons pu voir, nombreux sont ceux qui explorent, sous des angles fort différents, la toxicité masculine.
En quelques années, la soirée courts-métrages du LuxFilmFest est devenue non seulement un rendez-vous incontournable de la programmation du festival – elle permet aussi d’offrir un tour d’horizon éclectique de la (jeune) création cinématographique du pays, de voir émerger de nouveaux talents, de nouvelles voix, de tâter un peu le pouls du secteur, de voir vers où le cinéma local se dirige, bien des réalisateur·rice·s effectuant souvent leurs premiers pas dans le court avant de se lancer dans l’expérience souvent plus concluante mais parfois aussi plus risquée du long-métrage.
Pour cette mouture 2023, pas moins de 50 productions furent soumises au festival, qui dut opérer une sélection, sélection au bout de laquelle il y en eut toujours trop, de courts-métrages. Décision fut donc prise de couper la poire en deux, bref d’en faire deux soirées pour un total d’une vingtaine de shorts, dont le Tageblatt a pu en voir douze.
Sans grande surprise, la toxicité masculine, sujet d’actualité s’il en est, surtout au cinéma, d’où la vague #MeToo est partie pour submerger le monde, était au centre de nombreux courts-métrages, au point que, lors de la première soirée, il n’y en eut presque pas dont le sujet était absent, à commencer par „L’ogre“ d’Aurélien Pira, très court film d’animation en 3D réalisé en réaction à la forte augmentation des cas de violence domestique, surtout envers les femmes et les enfants, pendant les confinements et reconfinements pandémiques.
L’on y voit un gosse pourchassé par un ogre dans un univers fantastique, univers qui se retransforme en monde réel une fois que la mère a assommé le mari – l’ogre en question – avec une poêle. L’allégorie est efficace, l’univers fantastique constituant un monde intermédiaire permettant à l’enfant de digérer les faits en aliénant cette figure masculine monstrueuse, même si on se demande pourquoi les femmes, dans ce genre de fiction, doivent toujours en recourir aux poêles, comme si elles devaient puiser dans le monde du ménage les armes pour se défendre.
Dans „Chevalier“ de Frédéric Zeimet, dont le moyen-métrage „Zeréck“ fut à l’affiche il y a quelques mois, c’est là encore à travers le regard de l’enfant qu’est filmée la violence adulte (et enfantine). Agée de onze ans, Emma passe ses vacances avec un père violent sur un camping. Trouvant refuge dans le monde des jeux d’enfance où elle se risquera aux limites de la légalité – elle multipliera les prank calls à la police puis s’essaiera au vol à l’étalage dans un magasin d’alimentation, tentative de vol qui débouchera sur la seule relation à peu près solidaire avec une vendeuse fatiguée (Roxane Péguet) –, la violence du monde la rattrapera lorsqu’elle verra de jeunes gamins s’affairer autour d’un corps sans vie.
Loin du ton assez léger de „Zeréck“, „Chevalier“ montre une jeune fille qui, confrontée à la violence d’un père absent et indifférent, fera preuve d’une maturité et d’un courage qui devraient, en principe, ne pas être de son âge, Zeimet tirant la force de son film du contraste entre la beauté de ce lieu de camping idyllique et de la violence de l’histoire racontée.
Histoires de vengeances (mangées à chaud)
„Adam“, premier court-métrage de l’actrice Eugénie Anselin et d’Antoine de Saint Phalle, dont on vient de voir la mise en scène d’„Antigone“ au Centaure, montre Rachel (Eugénie Anselin), une jeune docteure épuisée, rentrer du travail après une longue nuit de garde à l’hôpital. Dans son placard de rechange, des photos de couple suggèrent qu’elle vit une relation harmonieuse.
Or, que dalle: en voiture, on apprend qu’Adam, premier homme et donc aussi premier conard, l’a ghostée – cette pratique contemporaine consistant à arrêter, du jour au lendemain, à répondre à l’autre, trouvant son apogée dans le fait de le bloquer sur tous les réseaux de communication possibles. Alors que le court-métrage parvient à analyser en un court temps, grâce à une réalisation soignée et la belle bande-son de Max Zippel, les méfaits psychologiques d’un tel geste, qui perversement conduit la partenaire à un comportement à la limite du harcèlement, là où c’est pourtant l’autre qui s’adonne à de la manipulation psychologique, il esquisse aussi le portrait d’une jeune femme qui ne s’en laisse pas conter. Dommage que la chute, sorte de passage obligé de bien des court-métrages, soit un peu trop convenue.
Parlant de jeune femme qui ne s’en laisse pas conter: dans „Ech hunn dech“, Joshua Thil met en scène une stagiaire (Jill Devresse) qui se retrouve confinée avec un prédateur sexuel (Timo Wagner). Discours séduisants et menaçants à la fois, regards lubriques sur les parties intimes de la jeune femme, que la caméra suit comme pour nous mettre malgré nous dans la peau du personnage, le jeune homme, enfermé pour viol, coups et blessures, ne regrette aucun de ses actes et semble plus que prêt à la récidive. Hélas pour lui, il ne prête pas bien attention aux (rares) propos de la jeune femme, enfermé qu’il est dans son monologue d’obsédé.
Si le scénario est trop prévisible, que les onze minutes ne laissent guère de temps pour approfondir les personnages et que le titre joue trop lourdement sur son ellipse en soulignant la part de possession dans toute déclaration d’amour faite en langue luxembourgeoise, „Ech hunn dech“ convainc surtout par le jeu de ses acteurs: si Timo Wagner excelle à faire peur, Jill Devresse, qu’on avait vu dans le rôle de la victime qui se soulève dans „Blackbird“, passera ici, en un rien de temps, un peu comme Carey Mulligan dans „Promising Young Women“, du rôle passif de la victime à celui, mortellement actif, de la femme qui se venge.
Histoires de fêtes (qui tournent mal)
La proposition la plus virulente sur #MeToo, c’est Kim Schneider qui la livre avec „Fair“: lors d’une fête privée qui a lieu dans la remise de la maison d’un homme politique connu (Claude Faber), la jeune Amara (Alyne Fernandes D.) se fait violer par deux garçons – un premier de classe et un athlète, tous deux fils de riches, tous deux promis à une carrière que leurs parents et leur appartenance sociale ont déjà creusée pour eux, dans le sillon de laquelle ils n’ont plus qu’à se couler. Du coup, il serait dommage de la ruiner, cette carrière, d’autant plus que la jeune Amara – une étrangère, comme son nom l’indique –, bourrée, aurait dit haut et fort qu’elle se serait bien tapé un des mecs, et que les traces du délit semblent toutes évaporées.
Si c’est parfois un peu gros, dans l’écriture – la mère qui remet aux policiers les draps lavés et repassés du canapé où s’est déroulé le délit –, Schneider parvient à la fois à raconter une soirée charnière qui fait basculer des existences et à pointer les inégalités et la xénophobie à l’œuvre au Luxembourg tout en montrant, par le biais de différentes formes – écrans de textos, vidéos de smartphone, témoignages policiers filmés – que malgré cette époque où nos moindres faits et gestes sont enregistrés, commentés, repris mille fois en abyme, malgré cette étourdissante et vertigineuse banque de données que nous approvisionnons chaque jour, la vérité risque d’échapper encore et encore tant que la technologie demeure aux mains de la classe dominante.
Phoenix, c’est la nouvelle application de rêve ou de cauchemar, qui en tout cas divise un groupe de jeunes qui se retrouvent dans une cabane au fin fond de la forêt, et qui s’étaient jurés de ne pas y recourir pour leur ami Raphaël (Jules Waringo), l’application permettant, à des coûts onéreux, de faire revivre un mort – sans qu’on ait demandé l’avis de celui-ci, qui ne peut dès lors être vu par et ne parler qu’à l’acquéreur. On l’apprend d’entrée de jeu, Anaïs (Magaly Teixeira) a désobéi au pacte, ce que le retour inopiné d’Elisa (Sophie Mousel), qui vient ranimer sans le vouloir de vieilles rivalités, mettra à la lumière du jour.
Loin des simagrées de maint film d’horreur se déroulant dans une cabane en forêt, c’est pourtant une histoire de fantômes que Roxane Péguet nous raconte, dont on avait déjà apprécié le triangle amoureux de son (pas si) court „Nucléaire“ présenté l’an dernier aux shorts du LuxFilmFest.
Enrobé ici par une esthétique en noir et blanc de toute beauté, filmé et monté avec brio, „Phoenix“ parvient en un rien de temps à construire une extrapolation dystopique très vraisemblable et à y faire évoluer des personnages frappés par la disparition d’un être cher, dont les tensions viennent de ce que non seulement chacun·e a une façon différente d’affronter le deuil, mais encore de ce que la technologie et le néolibéralisme obligent à des choix pervers, qui déplacent la ligne de partage entre sphère intime et sphère publique.
(Très) petit bémol, l’esthétique de clip vidéo, qui permet à Péguet de jouer avec les tons, les registres et les formes, prend un peu trop le dessus sur la fin, qui fait s’estomper la force de frappe du dernier plan du volet narratif du film.
Histoires de (crises de) couple
Faisant suite à „She Said Yes“, autour de complications qui peuvent survenir au cours de l’organisation d’un mariage, Gintarė Parulytė revient au format court avec „Date Night“, qui raconte une (fausse-vraie) première rencontre entre un Irlandais (Stephen Hogan) et une Française (Sophie Langevin) plus si jeunes dans un restaurant.
Au fur et à mesure qu’ils se rapprochent et se plaisent, ils décident de jeter par-dessus bord toute l’hypocrisie de ces premières rencontres, se débarrassant des protocoles artificiels des premiers rendez-vous pour parler en toute honnêteté de leurs peurs et angoisses – celle de ne jamais arriver à ne boire qu’un seul verre quand on dit aller boire un verre, celle d’avoir peur de ce que l’autre pensera de nous, celle de la bonne coiffure pubienne pour laquelle on se décide en amont d’un tel rencard.
La fin de „Date Night“ vient mettre le doute quant à ce qu’on vient de voir, invitant à réinterpréter, relire cette soirée. Parulytė continue à décortiquer les couples à coups de dialogues souvent décapants – parfois, ils le sont moins qu’elle ne le voudrait – dans un film qui vit par ses deux excellents acteurs principaux, touchants dans leur honnêteté – et le running gag autour du tap water, servi à plusieurs reprises par une Sarah Lamesch pince-sans-rire.
Regard encore plus noir sur la vie de couple miné par la tragédie, „De leschte Pobeier“ de Romain Gierenz a de quoi décontenancer: un couple se trouve dans une chambre d’hôtel. Leur relation est tendue, elle (Marie Jung) est à fleur de peau, lui (Tom Glaubig) essaie de la calmer quand, pendant la nuit, un petit sac en papier qui se trouvait dans les poches de Ben se met à respirer, parachevant de déclencher une angoisse qu’on a d’abord du mal à comprendre – si le pneu tueur en série de Quentin Dupieux faisait peur, lui, le sac, là, semble assez anodin, voire chétif, sans grande défense.
C’est précisément la fragilité de l’objet qui fait peur au couple – le spectateur le réalisera alors que le couple s’achemine en taxi vers le noyau dramatique du court métrage, où le titre du film prend soudain une tout autre signification. Il est dommage que les dialogues manquent de vraisemblance et que certaines métaphores soient vraiment trop faciles – les fenêtres qui ne s’ouvrent pas et qui finissent, à la fin, par s’ouvrir –, lestant un film dont la métaphore centrale, tissée autour de cet objet inanimé qui s’anime, qui pointe vers son contraire, reste poignante.
Histoires d’exil (qui touchent)
Si l’on fera quelque peu l’impasse sur „La Valise rouge“ de Cyrus Neshvad, qui raconte l’histoire d’une jeune Iranienne de 16 ans débarquant au Findel où l’attend, qui circule comme un lion en cage parmi de grandes affiches publicitaires où des femmes sourient de leurs étincelantes dents, son futur mari, choisi par son père pour lui offrir une vie meilleure, ça n’est pas parce que le film n’en vaut pas la peine, mais parce que nous en avions parlé en long et en large il y a quelques semaines et que la cérémonie des Oscars ce dimanche nous permettra peut-être de revenir dessus.
Disons ici simplement que ce film à l’ambiance anxiogène, qui se contente de peu de paroles, enchâsse là encore une histoire de toxicité masculine dans le contexte plus politique encore de la situation politique en Iran et des questionnements liés à l’exil.
Ces questionnements, „Arman & Elisa“ les reprend, qui raconte l’arrivée au Luxembourg du jeune Arman (Shayan Arendt), qui ne parle que quelques bribes d’anglais et que les jeunes Luxembourgeois n’accueillent pas vraiment à bras ouverts – abstraction de la petite Elisa (Elise Krieps), qu’on exclut, elle, parce qu’elle est la première de classe.
Commence une belle amitié entre les deux, développée sur la base de lieux communs filmiques qui, ici, parviennent cependant à toucher grâce à la complicité entre les deux acteurs-enfants et à la facilité de leurs échanges linguistiques, Kiyan Agadjani montrant que les barrières linguistiques n’en sont que quand les êtres humains acceptent qu’elles en soient. Une situation de quiproquo fâcheuse le montre, où un bel exemple de solidarité entre différentes cultures est fallacieusement interprétée par une prof.
Alors que les adultes, plutôt que de demander des explications aux enfants, qui auraient pu résoudre la chose en deux secondes, décident de régler le différend entre eux, avec un ton qui monte en un rien de temps, la complicité des deux enfants s’en trouve inchangée. Malheureusement, les enfants auront à vivre avec la décision subséquente de leurs parents.
Même si „Arman & Elisa“ travaille des motifs et schémas narratifs convenus, même si cette opposition entre ingénuité enfantine et cruauté adulte est un peu binaire, le film raconte de façon touchante une histoire d’exil et d’intégration par le biais du regard de deux enfants qui ne demandaient qu’à être laissés en paix, débouchant sur un film à la réalisation simple, plein de mélancolie et d’espoir.
Histoires de ruines, de pierre (et de métamorphoses)
Parmi ceux qui ont recours à la forme courte pour en tirer quelque chose de plus expérimental, des propos plus abstraits, moins concrètement narratifs, saluons „Glimmen“, le très beau documentaire de Ken Rischard, où le jeune réalisateur, en un somptueux collage de sons, d’images et de musique retrace un chapitre constitutif de notre histoire nationale collective.
Alors que Rischard filme, sur fond d’une bande-son ambient de toute beauté, les sites sidérurgiques désormais vides de monde dans des tableaux dont la composition, associée au son, est saisissante, on entend des fragments de témoignages d’anciens travailleurs (ou de fils de travailleurs) de la Schmelz, qui disant son attachement au travail, qui pointant vers le danger, admettant les écueils de leurs employeurs en matière de sécurisation de l’environnement de travail, qui évoquant encore les 69 bars qui entouraient la Schmelz et qui, une fois la mine avait recraché ses travailleurs, risquaient de les engloutir à nouveau, eux et leur maigre pactole.
C’est un documentaire en forme de portrait d’une époque révolue qui (ne) touchera (pas que) tous ceux qui se rappellent encore les cieux rougeoyants du Minett – et la réponse presque pavlovienne faite aux enfants par les parents: „Dat sinn d’Engelcher, déi baken“.
Là où le documentaire de Ken Rischard voit des hommes l’extraire et la travailler, la matière, „Alabaster“ de Ganaël Dumreicher opère une fusion entre l’artiste et son matériau, l’art et la mimesis, l’artisan et la matière. Le court-métrage montre une communauté de jeunes artistes qui se sont installés dans le réseau souterrain des Casemates, dont ils ressortent le jour pour des performances artistiques au cours desquelles, déguisés en insectes gigantesques, ils feignent l’immobilité.
Au centre de leur trio, leur leader Lucian (Fabio Godinho) est fasciné par la notion du temps („Le temps est mon plus grand ennemi. Plus j’ai envie de le saisir, plus il fond entre mes mains“, dira-t-il en début de film) et se demande si l’immobilité qu’ils miment ne recèle pas une temporalité autre, ne leur permet pas de se rapprocher de l’immobilité des statues.
Alors qu’ils s’adonnent à différentes expériences, qui ne sont pas sans décontenancer, roulant des pelles aux fameuses statues de feu Will Lofy sur la place du Théâtre, les expériences de Lucian seront de plus en plus avant-gardistes, le film suivant formellement ce désir de renouveau esthétique pour une fin délicieusement non-conformiste.
Histoires qui durent (trop longtemps)
Petit bémol toutefois: les cinéphiles et critiques, lors de festivals, aiment bénéficier du maximum d’expériences cinématographiques que la programmation d’un tel festival permet, en principe. Ainsi, une soirée comme celle des „Shorts Made In/With Luxembourg“, qui commence à 18.30 h et qui contient, comme ce fut le cas lundi soir, en tout et pour tout quelque deux heures de films, devrait en toute logique permettre d’enchaîner encore avec une projection plus tardive.
S’il est normal que les différents réalisateurs et réalisatrices fassent de courts discours, le fait que la soirée se soit étendue sur plus de quatre heures implique quand même que, pour certains courts, le temps des discours fut aussi long que le temps de projection de leur film, et au bout des énièmes remerciements au festival, au Fund et à la grand-mère, on en a plus que soupé – quelqu’un m’a fait remarquer à juste titre que ça faisait un peu Duerftheater.
Bref, petit conseil aux organisateurs d’une soirée autrement remarquable, vraiment: essayez d’intégrer aussi le concept du short dans le paratexte présentationnel, sans quoi ces soirées ressemblent trop (dans le contraste entre le nom et la chose, pas pour ce qui est de la qualité de ce qui est montré), à ces fast-foods où l’on attend son burger pendant une heure.
Enfin, au vu du succès de ces soirées et de la prolifération des courts, au vu aussi du fait qu’elles affichent souvent complet si vite, il serait peut-être intéressant de les répéter, peut-être dans le cadre du LuxFilmLab, qui pérennise le festival dans les onze mois qui séparent ses différentes éditions.
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