Littérature / En réalité: Michel Houellebecq publie son roman le plus touchant
Le grand nihiliste français publie un roman-somme sur la politique et la foi, l’amour et la mort. Se débarrassant, surtout vers sa fin, des oripeaux cyniques et malgré des passages assez limite, Houellebecq réussit, avec „anéantir“, son roman le plus sombre, le plus posé et, en fin de compte, le plus touchant.
„En réalité“: c’est l’expression qui revient toutes les dix pages dans le nouveau roman de Michel Houellebecq. Elle fonctionne comme un rappel à l’ordre, comme s’il fallait constamment tirer ses personnages de leurs rêveries, de leurs espoirs et souhaits pour les confronter à l’inéluctable réel qui est, chez Houellebecq, toujours un anéantissement progressif, une lente chute dans la mort qu’on peut tout juste – c’est là où réside la beauté ou du moins, le potentiel pour de la beauté – agrémenter par des épisodes ou moments heureux, parmi lesquels Houellebecq compte surtout, depuis toujours – car sous ses dehors de grincheux misogyne se cache (aussi) un grand romantique –, mais plus encore dans „anéantir“, l’amour.
Mais commençons par le début. En vieillissant, certains auteurs ressentent le besoin de sortir un roman-somme, qui contiendrait à lui seul tout un effort de création romanesque, un roman qui puisse se substituer à tous les autres, un roman-synecdoque en quelque sorte. Paul Auster l’a fait avec son puissant quoiqu’imparfait „4 3 2 1“, Michel Houellebecq le suit avec „anéantir“, poursuivant, après „Soumission“ et „Sérotonine“, les titres à mot unique, derrière lequel se cache pourtant le roman le plus épais – c’est un pavé de 730 pages – et le plus complexe, le plus sombre et le plus touchant de cet auteur qui n’en a pas fini de polémiser.
Un roman de Michel Houellebecq n’est pas simplement un roman: c’est un événement. Houellebecq est l’un des très rares auteurs à continuer à faire parler de lui au-delà de la petite sphère d’initiés à la chose littéraire, c’est un auteur dont on peut parler avec son coiffeur ou avec son voisin, c’est un auteur qu’on peut caler entre deux réflexions sur la pandémie – intégralement absente de l’imposant opus – et dont les romans sont disponibles dans les papeteries, les supermarchés et stations d’essence, le roman étant d’ailleurs sorti (et donc traduit) simultanément dans nombre de pays, signe indicateur que l’œuvre houellebecquienne est attendue, lue et commentée dans le monde entier.
Face à cet engouement, et pour marquer le coup côté communication, l’auteur opère, avec la publication d’anéantir, ce qu’on pourrait appeler une „pléadisation anthume“, puisque le roman se présente en un format atypique pour le marché français, avec un hardcover et du papier plus épais, de meilleure qualité, à l’instar des livres qu’on fabrique en Allemagne, par ailleurs.
En même temps que fut diffusée cette information relative à l’aspect matériel du livre, 600 exemplaires furent envoyés à la presse française (de sorte qu’aucun service presse n’était plus disponible pour la presse francophone étrangère), avec un embargo strict – interdiction de parler du contenu du roman, dont seule la première phrase fut dévoilée, première phrase percutante qui, à présent qu’on a pu le lire, contient déjà tout entièrement le roman, puisque cet incipit aurait tout aussi bien pu être sa conclusion: „Certains lundi de la toute fin de décembre, surtout lorsqu’on est célibataire, on a la sensation d’être dans le couloir de la mort.“
Par ailleurs, „anéantir“ est un des rares livres à avoir connu un leak sur Internet, où donc une version piratée était disponible pour qui voulait le lire en avant-première – au détriment donc d’un Houellebecq qui tenait à ce que le livre soit lu dans les meilleures conditions matérielles possibles.
Fort à propos, Houellebecq étant donc passé maître dans l’art de la communication au point qu’il n’a pas besoin de dire ou de faire grand-chose pour susciter l’attente, la com est l’un des (nombreux) sujets de ce roman dont la complexité est telle qu’il demeure assez difficile à résumer.
Circonvolutions et enchâssements
Essayons néanmoins, puisqu’il le faut, sans pour autant en dire trop d’une intrigue qui ne se développe de façon linéaire qu’en apparence, cette linéarité étant brisée à la fois par des motifs récurrents, qui donnent au roman un aspect presque cyclique, et par ce qu’on pourrait appeler des revirements narratifs, mais qui ne sont, chez Houellebecq, que les éternels et stupides coups du destin.
Le roman commence sur un double leurre, avec un Bastien Doutremont en train d’enquêter sur de mystérieuses vidéos qui apparaissent et circulent sur Internet, dont une montre la décapitation (fictionnelle) de l’actuel ministre de l’Économie, Bruno Juge (calqué, selon certains, sur Bruno Maire). Ce personnage, très houellebecquien, disparaîtra pourtant assez vite, tout comme s’évaporera cette intrigue digne d’un roman d’espionnage et qui s’avérera au final n’avoir été qu’une sorte de MacGuffin prolongé, pour se focaliser sur Paul Raison, inspecteur des finances marié à Prudence, avec qui il n’a pas fait l’amour depuis dix ans et, surtout, conseiller de Bruno Juge, qui se prépare à la prochaine campagne électorale en ce novembre 2026, Houellebecq pratiquant, une fois encore et comme dans „Soumission“, ce qu’il faut qualifier d’anticipation légère.
Pourtant, contrairement à „Soumission“, où l’auteur décrivait, pour l’année en cours, une islamisation de l’Occident, cette anticipation n’est pas science-fictionnelle et n’a quasiment pas d’incidence sur le développement de l’intrigue, Houellebecq ayant simplement voulu mettre un peu de distance entre l’actualité (les élections françaises de cette année-ci) et son propos.
Pour les élections de 2027 donc, l’actuel président (qui n’est jamais nommé, mais qui est de toute évidence Emmanuel Macron) se retire et place un candidat lambda à sa place, un présentateur de plateau de télévision qui n’est là que comme bouche-trou en attendant le retour, pour le quinquennat d’après, du président et dont le charme est censé camoufler son intelligence politique limitée, cet individu devant surtout lutter contre son rival du Rassemblement national (un FN fictionnalisé), puisque les partis de gauche et de droite classiques progressent dans leur effondrement, la plupart des électeurs étant par ailleurs incapables de citer les noms de leurs candidats: „[ces partis] parvenaient quand même, et dans le contexte c’était presque un succès, à prendre légèrement le dessus sur les trotskystes et les animalistes; aucun d’eux n’atteignit cependant le chiffre magique des 5 % nécessaires au remboursement des frais de campagne.“ Pour transformer l’entertainer Sarfati – on pense au président dans „Infinite Jest“ de David Foster Wallace – en „animal politique“, on recourt à Solène Signal, experte en communication.
Pourtant, là encore, cette intrigue laissera place à ce qu’on pourrait appeler un roman familial, Paul apprenant que son père Édouard – un ancien agent à la DGSI – a fait un infarctus et rejoignant du coup la tribu familiale aux environs de Lyon. Le roman, sans jamais vraiment quitter son personnage principal pendant bien longtemps, qui se rapprochera peu à peu de sa femme Prudence, se focalise alors sur les différents membres de la tribu – Cécile, la sœur, une catholique fervente, est mariée à Hervé, un notaire au chômage et ancien militant aux convictions politiques fort douteuses; Aurélien, le frère, a suivi les tendances artistiques d’une mère sculptrice décédée, travaille comme restaurateur spécialisé dans les tapisseries anciennes et est marié à une journaliste de gauche, personnage le plus répugnant d’un livre dont la plupart des personnages sont, étonnamment, touchants (dans les remerciements de l’auteur, la toute dernière phrase est, par ailleurs: „Je viens par chance d’aboutir à une conclusion positive; il est temps que je m’arrête.“)
S’ensuit alors, avant que le roman ne prenne des revirements qu’il est important de taire ici, une mission d’extraction du père qui risque de crever dans un de ces mouroirs que constituent les EHPAD de la France, mouroirs qui inspirent à Houellebecq des pages aussi sévères et empathiques que celles sur la situation des agriculteurs dans „Sérotonine“.
„La quasi-totalité des gens aujourd’hui considèrent que la valeur d’un être humain décroît au fur et à mesure que son âge augmente ; que la vie d’un jeune homme, et plus encore d’un enfant, a largement plus de valeur que celle d’une très vieille personne“ dira un personnage, qualifiant cette approche de „mutation anthropologique radicale“, puisque dans toutes les civilisations antérieures, „ce qui déterminait l’estime, voire l’admiration qu’on pouvait porter à un homme, c’était la manière dont il s’était effectivement comporté tout au long de sa vie. […] En accordant plus de valeur à la vie d’un enfant – alors que nous ne savons nullement ce qu’il va devenir, s’il sera intelligent ou stupide, un génie, un criminel ou un saint – nous dénions toute valeur à nos actions réelles“.
Insaisissable, polémique …
Comme il distribue ses réflexions souvent pessimistes, toujours nihilistes et lucides, sur le monde qui l’entoure, sur plusieurs personnages, il devient en théorie plus facile de discerner quelque chose qu’on pourrait appeler la pensée houellebecquienne, puisqu’il est désormais possible de la détacher d’un personnage unique, central.
Pourtant, Houellebecq demeure plus que jamais insaisissable – c’est là ce qui fait qu’il interpelle tout comme il rebute. Difficile en effet de dire s’il est réac, de droite, et cela malgré le fait que ce roman soit son plus politique, pas seulement dans ses réflexions mais dans son sujet même.
Cette opacité découle du fait qu’en réalité, donc, Houellebecq est un peu, a toujours été une sorte d’entomologiste, qui observe l’homme et la société avec un détachement, une distance qui donne l’impression d’un cynique. C’est chez lui une force et une faiblesse à la fois – comme il l’affirme d’ailleurs lui-même: „Ensuite il généralisa, c’est un peu la faute originelle des hommes, ils aiment à généraliser; c’est aussi dans un sens, si l’on veut, leur grandeur, où en serions-nous sans généralisations, sans théories d’un ordre quelconque?“
Bien entendu, les sempiternelles faiblesses ou écueils qu’on connaît depuis tellement longtemps chez cet auteur qu’on a presque fini par s’y habituer traversent aussi ce roman, le traversent d’ailleurs d’autant plus que le roman est long et que ses réflexions parfois un peu débiles – j’allais dire à l’emporte-pièce, mais pour être plus dans la veine de l’auteur, qui aime parfois de tels termes, je dirai donc débile – sur les femmes sont assez récurrentes et par ailleurs soulignées de façon sémantique, les personnages féminins se distribuant presque systématiquement selon le syndrome de la sainte (Cécile et Prudence) et de la pute (Indy). Chez Houellebecq, les femmes sont soit des saintes qui portent en elle l’amour, la compréhension et la transparence dont aucun homme n’est capable, soit de sales manipulatrices dont l’unique et principale occupation est de mener les hommes au bord – et parfois au-delà – du suicide.
Il y a, évidemment, l’éternelle provocation – la sœur de Paul, Cécile, et son mari Hervé sont tous les deux des personnages plutôt positifs alors qu’ils votent tous les deux Rassemblement National, ce qui n’est jamais vraiment problématisé – Paul dira d’ailleurs que, s’il vivait comme eux à Arras, il ferait probablement de même, le taux de chômage de la région pouvant l’y inciter.
On ne sait jamais vraiment si ce laxisme houellebecquien est une sorte d’énorme tolérance – comme disait le philosophe Clément Rosset, le véritable tolérant accepte aussi des positions radicalement opposées à la sienne, y inclus celle des intolérants – ou si c’est une question de distribution de sympathies personnelles, sympathies dans lesquelles Indy n’entre pas, qui est d’emblée et dès sa première évocation qualifiée de connasse et de salope, qualificatifs assez inutiles, à vrai dire, puisque le développement du personnage est tel que le lecteur finira par se forger une opinion qui ne peut qu’être proche de l’opinion de Paul.
… et touchant
Mais si cette provocation s’épuise quelque peu, si elle lasse parfois, si on a donc fini par s’y habituer au même titre que l’auteur, qui la déclinerait presque en pilotage automatique, ce roman saisit par bien d’autres aspects, qu’il serait difficile de tous énumérer ici tant ce roman foisonne de passages intelligents, lucides et, au final, très beaux. Il suffit de lire les pages séminales sur la fiction alors qu’un des personnages du roman, atteint d’un cancer qui le ronge, se plonge dans l’œuvre de Conan Doyle, qui lui permet de se détacher de (la fin de) sa propre existence – „quoi d’autre qu’un livre aurait pu produire un tel effet ? Pas un film, et un morceau de musique encore bien moins, la musique était faite pour des bien-portants. Mais même la philosophie n’aurait pas convenu, et la poésie pas davantage, la poésie non plus n’était pas faite pour les mourants ; il fallait impérativement une œuvre de fiction ; il fallait que soient relatées d’autres vies que la sienne. Et au fond, se dit-il, ces autres vies n’avaient même pas besoin d’être captivantes […], il fallait juste qu’elles soient autres“ et, rajoute-t-il, „pour une raison mystérieuse“, inventées.
Dans „Soumission“, l’un de ses romans les plus ratés en réalité, le personnage principal soutient une thèse de doctorat sur Huysmans et, sortant de sa soutenance, il se dit qu’un écrivain qu’on lit, peu importe que ce soit un bon écrivain, peu importe qu’on soit d’accord avec lui ou non, qu’un écrivain qu’on lit donc, à condition qu’il écrive avec honnêteté, on apprend à le connaître plus profondément, plus exactement que les plus proches de nos amis ou amants, parce qu’on suit sa pensée jusque dans son intimité, jusque dans ses recoins les plus honteux et les plus indicibles.
Peut-être sans le savoir, Houellebecq nous a livré là, au sein de ce qui reste l’un de ses romans les plus inaboutis, la clé de son œuvre, la clé aussi de la fascination qu’il exerce sur nous: c’est un des rares auteurs à s’exposer, à se dénuder, à dire honnêtement sa pensée, sans égard aux coutumes, à l’actualité, à ce qui peut ou doit se dire et ce qui censément ne peut plus être dit.
Car il est vrai que, peu importe qu’on soit d’accord avec les pensées des personnages (ou la pensée houellebecquienne), il est indéniable que ce roman ose développer une pensée, une vision du monde, des analyses sociétales qui se détachent de l’actualité et la mettent dans un contexte civilisationnel, anthropologique. Et ça, un roman qui pense, qui ose penser, peu importe quelle sera la réaction suscitée, et qui, de surcroît, touche, c’est devenu rare.
La fin du roman, surtout – et c’est ce qu’ont dû affirmer les plus grands détracteurs du roman (je pense à Nelly Kaprièlian aux inrocks) – est à la fois dure, sombre, difficile à endurer, d’une honnêteté presque cruelle mais, surtout, d’une beauté à couper le souffle et dont on ne sort pas indemne, de sorte que, lorsqu’on en parvient à bout et qu’on en lit la dernière, touchante phrase – „Nous aurions eu besoin de merveilleux mensonges“ –, on le referme, bouleversé. On s’était accoutumé à ce que Houellebecq irrite, gêne, fâche, nous pousse à sortir de notre vision du monde. On ne s’attendait pas vraiment à ce que cet auteur puisse nous émouvoir autant. C’est en cela qu’„anéantir“ est, peut-être, son roman le plus réussi.
Info
„anéantir“ de Michel Houellebecq, 736 pages, 2022 Éditions Flammarion, 26 euros
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