Théâtre / Eng Hondsgemengheet: „Moi, je suis Rosa!“ est d’une actualité criante
La nouvelle pièce de Nathalie Ronvaux donne voix à une sculpture qui s’attira les foudres lors de sa courte exhibition aux côtés de la Gëlle Fra puis disparut de la circulation pour vaquer à une triste occupation solitaire dans un entrepôt. Inscrite dans la nécessaire libération de la parole féminine, le monologue au vitriol retrace le parcours de cette sculpture et lui donne voix avec humour, mais verse parfois trop dans la grandiloquence.
C’est sur l’arrière-scène du Kinneksbond que Lady Rosa of Luxembourg, Rosa pour les intimes (Céline Camara), mène les spectateurs, un „chut!“ sur les lèvres, spectateurs qui la suivent dans ce qui a tout l’air d’être un entrepôt – ce que nous confirmera l’actrice, nous enjoignant de faire gaffe et de nous figer si d’aventure un vigile se pointait, plongeant ludiquement le spectateur en situation de clandestinité.
Et c’est au sein de cet entrepôt, où la sculpture mène un quotidien monotone, à côté d’autres œuvres qui prennent poussière – qui sait, me dit une amie écrivaine lors de la représentation, peut-être ont-ils tous trouvé refuge dans la chapelle de Wim Delvoye –, que se déploiera le monologue de cette sculpture abandonnée, qui chante son odyssée sédentaire, ses combats perdus, le scandale qu’elle déclencha, la tristesse qu’elle éprouva à voir une telle déferlante de haine la submerger puis le désespoir d’être ainsi écartée, d’être muselée, dépourvue de toute parole là où tant d’autres la prenaient, il y a 20 ans de cela, la parole, pour la juger sans que personne les y eût invités.
Car des années avant la fameuse affaire Lunghi, l’ancien directeur du Mudam fut mêlé à un autre scandale, qui annonça déjà un peu ce qui allait suivre, puisque dans les deux affaires, dont l’une ternit à la fois la réputation de Xavier Bettel et de RTL, une discussion sur ou, plutôt, un quiproquo ou, mieux encore, une mécompréhension concernant la notion d’art contemporain fut une sorte de centre névralgique, de point d’achoppement, de dissensus invisible, mécompréhension dont on trouvait donc déjà, comme le souligne aussi l’autrice, des traces dans le scandale autour de la statue de Lady Rosa.
Remontons donc encore un peu plus le cours du temps avec la pièce de Nathalie Ronvaux – sa première longue œuvre théâtrale depuis „La vérité m’appartient“, mise en scène par Charles Muller au Théâtre des Capucins. Nous sommes en 2001. Enrico Lunghi a commandité une œuvre à l’artiste Sanja Iveković pour une exposition censée „jeter un regard extérieur sur la vie sociale, historique et culturelle au Luxembourg“.
Cette sculpture, c’est une réplique de la Gëlle Fra, qui s’en distingue portant en de multiples détails, le matériau dont elle est fait n’en étant qu’un parmi tant d’autres: la stèle sur laquelle Rosa est hissée est maculée de mots-clés qui, d’insultes en éloges, interrogent en autant de termes forts le rôle de la femme au sein d’une société patriarcale – une réflexion qui traverse l’œuvre d’Iveković. Et puis, Lady Rosa est en cloque.
Peu après son installation, des voix se font entendre, dans la presse ou par le biais de questions parlementaires, qui demandent que roulent des têtes et que soit réparée l’infamie que constituerait cette sculpture, qui souillerait sa voisine, la Gëlle Fra, ce monument du souvenir inauguré en 1923 et dressé à la mémoire des morts de la Première Guerre mondiale, cette „représentation de femme au nom des hommes“, ces protestations reproduisant, souvent à leur insu, les mêmes commentaires réactionnaires qui pleuvaient alors qu’on inaugurait la soi-disant trop dénudée Gëlle Fra, celle que Rosa, exposée aux vents et aux intempéries grand-ducales, a fréquenté lors des trois mois passés sur la place de la Constitution.
Métalepse et politique
L’idée de départ de la pièce – donner voix à une sculpture délaissée dans un entrepôt, écrire une pièce autour de la seule notion de la métalepse – est on ne peut plus ingénieuse, et l’autrice tout comme la metteure en scène s’en donnent à cœur joie, exploitant cette situation pour le moins particulière, le texte s’évertuant à reproduire cette lente naissance à la parole, à la contextualiser, à effacer les frontières entre fiction et réel, transformant Lunghi en personnage de théâtre là où la scénographie, signée Anouk Schiltz, la mise en scène d’Aude-Laurence Biver et la mise en musique de Claire Parsons jouent sur le dispositif – ce qui paraît d’abord un entrepôt tout ce qu’il y a de plus banal, avec une simple juxtaposition de caissons, se dévoilera, au fur que le monologue progresse, être un véritable terrain de jeu scénique investi par Rosa, qui les escalade, ces caissons, dévoilant leur contenu alors que sont projetées, sur ces mêmes boîtes, les différentes insultes qu’on lançait à son endroit.
Tout cela ne fonctionnerait évidemment pas sans l’actrice qui le porte, ce monologue, Céline Camara jonglant entre différents registres, chuchotant, criant, s’amusant, se plaignant, succombant parfois à la rage et au désespoir, consternée par l’incompréhension et le mépris de ceux qui la jugeaient, consternée aussi qu’on l’ait enfermée au bout de trois mois seulement, les crachant, sa rage et son désespoir, mais aussi son empathie, jusqu’à la suffocation lors d’un monologue final sous forme d’apogée, n’en faisant que parfois un peu trop.
Néanmoins, on a parfois l’impression de rester trop à la surface des choses, faute à des scènes qu’on aurait aimé plus développées – l’amitié qui naît entre Lady Rosa et la Gëlle Fra est évacuée un peu vite – là où d’autres, un peu trop ostentatoires, tirent un peu en longueur: si l’on a compris que l’autrice cherchait à faire de cette sculpture écartée du monde la porte-parole de toutes les femmes auxquelles on a fait violence et que l’intention n’est pas simplement louable, mais aussi nécessaire en ces temps post-#MeToo, la pièce troque un peu de sa particularité pour un message politique certes important, mais qu’on a déjà entendu.
Par ailleurs, il semble que Rosa interroge parfois les choix artistiques de sa créatrice ou paraît même en souffrir – quand elle se demande pourquoi celle-ci l’a gratifiée d’une stèle parsemée de termes parfois insultants, quand elle jalouse sa sœur, réplique parfaite dont elle est indiscernable (dans la terminologie de Nelson Goodman, elle serait en cela une œuvre allographe) –, idée qui paraît tantôt laissée un peu en jachère et qu’on aurait aimé voir développée avec plus de cohérence.
A l’heure actuelle, où des manifestants viennent de prendre d’assaut le socle de la Gëlle Fra avec une violence qui choque, en déversant des propos antisémites, en s’adonnant à des parallèles déplacés qui relativisent les crimes de la Shoa(*), où on se demande par ailleurs quel sort ces gens, aveuglés par la haine et confondant tout, réserveraient à Lady Rosa, „Moi, je suis Rosa!“ est un plaidoyer féministe pour la tolérance, l’égalité et un pamphlet contre toute manifestation de violence et de haine qui, s’il ne peut s’empêcher de glisser parfois un peu trop dans la simplification et la grandiloquence, reste d’une actualité criante.
(*) D’ailleurs, et je pense que cela n’a pas assez été souligné, quelqu’un peut-il m’expliquer, au-delà du fait que toute sorte d’intrusion devant les résidences d’une ou d’un ministre, peu importe de qui il s’agit, sont on ne peut plus condamnables et déplacées, pourquoi on s’était précisément rassemblé devant les portes de Corinne Cahen (DP), si ce n’est par de vieux réflexes antisémites qui semblent revoir le jour au grand-duché, alors que le débat est censé concerner la (nécessité de la) vaccination (mais on le sait bien depuis le temps, dans toute théorie conspirationniste, il y a de la place pour la figure antisémite du méchant juif).
Info
La pièce est jouée tous les jours (jusqu’à ce samedi) à 20 heures au Mamer Kinneksbond. Elle a été commanditée par le Théâtre du Centaure dans le cadre de l’initiative „Neistart Lëtzebuerg – Culture“.
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