Berlinale / Familles, on vous aime? La suite de la compétition francophone entre politique et intime
Le couple et la famille, qu’ils se (res)soudent comme dans „Les passagers de la nuit“ ou qu’ils se délitent comme dans „Alcarràs“ ou „Un ano una noche“, sont un des sujets récurrents de cette compétition, un peu comme si le confinement avait incité les réalisateurs et réalisatrices à se réintéresser au noyau familial. Le cinéma francophone n’en (re)devient pas pour autant bourgeois, comme en témoigne la contribution du Canadien Denis Côté.
Quittée par son mari, n’ayant jamais travaillé de sa vie, comme le lui fera par ailleurs remarquer son père, trop rêveuse en outre pour espérer pouvoir survivre dans le monde du travail de plus en plus impitoyable du capitalisme tardif qui se dessine à l’horizon, Elisabeth (Charlotte Gainsbourg), une insomniaque mélancolique et hypersensible, finit par postuler auprès d’une station de radio dont elle écoute depuis des années une des émissions nocturnes qui recueille les témoignages d’oiseaux nocturnes – les passagers de la nuit qui donnent leur titre au film de Mikhaël Hers.
Engagée par l’animatrice Vania (Emmanuel Béart) dont la voix suave la berce depuis des années, Elisabeth commence par s’occuper du standard téléphonique, où elle devra filtrer les appels et retenir les candidats en se mettant à l’écoute d’indices d’authenticité. Quand un de ces drôles d’oiseaux de nuit, la jeune et paumée Tallulah (Noée Abita) vient parler de son histoire personnelle sans trouver les mots pour dire son chagrin et qu’Elisabeth la retrouve au petit matin somnolent sur un banc, elle n’hésite pas et la loge dans une chambre de bonne au-dessus de l’appartement familial.
Rejoignant ainsi le clan familial, qui l’adopte en dépit de ses disparitions soudaines et de sa rechute dans l’héroïne, Tallulah connaîtra de brefs instants de bonheur grâce à la tendresse d’Elisabeth, la malice de sa fille Judith (Megan Northam) et, surtout, l’affection de son fils Matthias (Quito Rayon-Richter), pour qui cette fille perdue, vulnérable, charmante, avec qui il découvrira le sexe, la came et le cinéma, sera le premier grand amour.
Inscrite dans le contexte politique des années Mitterrand – le film s’ouvre sur une ambiance fêtarde dans les rues, les Parisiens célébrant l’arrivée au pouvoir d’un président socialiste –, „Les passagers de la nuit“ dégage une nostalgie qui, combinée à la douce mélancolie de son récit, à la beauté de sa bande-son et à la vulnérabilité réelle de ses personnages, portés par des acteurs tous excellents, produit un long-métrage touchant, où la toile d’arrière-fond du politique, discrète, prend toute son ampleur quand on comprend que, si le film nous touche ainsi, c’est aussi parce qu’un monde gouverné par une gauche qui s’intéresse encore aux âmes blessées est aujourd’hui devenu un horizon lointain.
„Les passagers de la nuit“, de Mikhaël Hers, en compétition officielle, 4/5
Une nuit sans fin
Loin de l’harmonie familiale du film de Hers, „Un ano una noche“ filme le lent délitement d’un couple ayant survécu aux attentats du Bataclan: Ramón (Nahuel Pérez Biscayart), comme toujours en retard à cause de son taf, a acheté deux billets pour le concert des Eagles of Death Metal. Céline (Noémie Merlant) s’impatiente, qui est déjà sur place avec leurs amis Lucie (Alba Guilera) et Carlos (Quim Gutiérrez). Peu après, ça sera la déferlante d’une violence que la France a malheureusement fini par connaître depuis les attentats sur la rédaction de Charlie Hebdo et qui coûtera la vie à 89 personnes. Les quatre amis y réchapperont – et ce sera lors du retour au domicile en bus que le film commencera.
S’inspirant d’un texte écrit par un survivant espagnol des attentats, Lacuesta filme l’après du Bataclan – les crises d’angoisse de Ramón, la première excursion dans le monde réel pour se procurer des vivres, les réactions de leur entourage, qui oscillent entre niaiserie et connerie et dont les quatre amis, lors d’une soirée de retrouvailles envinée, se liront un worst of en s’esclaffant, les souvenirs qui remontent, qu’on essaie de refouler, comme le fera Céline, ou qu’on note avec une méticulosité compulsive, obsessionnelle, comme le fera Ramón après avoir consulté une thérapeute. Mais ce quotidien ponctué de discussions, voire de disputes politiques sur la France, le racisme et l’arabophobie, ça sera aussi des moments de réconfort, de tendresse, d’amour, moments pourtant de plus en plus rares face à la manière différente qu’ont les deux d’aborder le traumatisme.
Ce lent délitement du couple, Lacuesta le suit en retournant sur les lieux de l’attentat à force d’analepses, permettant ainsi au réalisateur de filmer de façon heurtée la scène des attentats dans toute son horreur, dans toute sa difficile restitution, lui permettant aussi de montrer à quel point cette soirée au Bataclan reste avec eux à chaque instant, les accompagne dans leurs moindres faits et gestes.
Comme dans „Les passagers de la nuit“, l’intrusion du politique au sein du couple bourdonne en arrière-fond et ne passe qu’assez rarement au premier plan, où les discussions sont alors assez binaires, ce qui est d’autant plus dommage que les réactions des deux personnages face au traumatisme sont tout aussi dichotomiques – lui est obsédé par le souvenir, elle par le refoulement, deux positions qui ne laissent que peu de place aux zones d’ombre.
Vers la fin du film, qui se focalise de plus en plus sur le personnage de Céline, une scène bizarre vient peut-être expliquer un tel manichéisme – une scène qui vient heurter une narration jusqu’alors assez classique, introduisant un élément possible d’autodéception et laissant miroiter la possibilité d’un revirement façon „Sixth Sense“.
Si cela n’est pas inintéressant d’un point de vue psychologique, l’on a du mal à savoir que faire de cette piste narrative tant elle paraît introduite tardivement, tant aussi rien ne nous préparait vraiment à un tel surgissement – si Lacuesta y avait tenu, il aurait dû semer plus d’indices au cours de son récit plutôt que de faire apparaître à la dernière minute un tel élément, qui en l’état paraît greffé „a posteriori“, comme si le côté documentaire de son film l’avait fait hésiter à insérer de la fiction dans le réel du Bataclan, comme s’il avait été réticent à entourer cette réalité traumatique des structurations et champs de possibilité de la fiction.
„Un año una noche“, d’Isaki Lacuesta, en compétition officielle, 3/5
J’aime le cul, donc je suis
Enfin, dernier stade de la solitude, „Un été comme ça“ brosse le portrait de trois femmes esseulées, qualifiées d’hypersexuelles par leurs sexologues respectifs, et qui passent 26 jours en été dans un endroit paradisiaque non loin de Montréal, sous le regard attentif de la thérapeute Octavia (Anne Ratte Polle) et de Sami (Samir Guesmi), seul homme de la petite communauté et donc, comme l’une des patientes le lui lancera, „la bite du domaine“.
Dès le départ, les règles du jeu sont énoncées par Mathilde (Marie-Claude Guérin), qui a peaufiné ce projet avec le soutien de la fac et qui doit déléguer à Octavia pour cause de grossesse: personne n’est là pour juger les trois filles, qui disposent de ces 26 jours – avec une journée de pause où elles peuvent rentrer à Montréal – pour faire connaissance, se parler entre elles, se confier à la thérapeute, se baigner, se branler. L’alcool est permis, la drogue tolérée – mais les filles n’ont droit au portable que 90 minutes par jour, leur sevrage sexuel étant à la fois physique et virtuel.
Si le dispositif ludique pouvait laisser croire à une sorte de jeu pervers orchestré par quelqu’un de malsain – Mathilde, la créatrice de l’expérience (car cela en reste une, au stade où le projet en est) paraît assez insane pour que l’on envisage l’éventualité –, le film adopte un style documentaire, peu narratif, suivant les confiances des trois femmes sans que Denis Côté verse dans une téléologie sirupeuse, sorte de récit d’émancipation qu’on aurait eu du mal à gober. Ainsi, lors de leur journée passée en liberté, toutes retomberont immédiatement dans leurs travers – l’une se jette sur le premier homme venu, l’autre s’adonne à une séance de bondage humiliante.
De cet été „comme ça“, on aurait pu craindre le pire, c’est-à-dire que le film, réalisé par un homme, ne pathologisât le désir féminin, ce qu’il fait tout de même un peu en rendant sexuellement complexe le personnage d’Octavia et en excluant de ce champ de complexité le seul homme du film. Si l’artiste Eugénie (Laure Giappiconi), Léonie (Larissa Corriveau) et Geisha (Aude Mathieu) ont toutes une vie sexuelle pathologique – lors d’une scène, Geisha se promène lascivement devant des joueurs de foot qu’elle ira sucer à tour de rôle dans la forêt et Léonie, qui fut abusée par son père, raconte pendant une soirée avinée comment elle s’est occupée de 15 hommes lors d’une orgie organisée par son cheum de l’époque – le film ne condamne pas une sexualité féminine exubérante, loin de là, mais se demande plutôt pourquoi ces femmes ont un rapport aussi problématique à leur corps et à leur désir.
Car en fin de compte, si leur sexualité est devenue pathologique, c’est souvent à cause du regard masculin qui les a conditionnées et auquel elles n’arrivent pas à échapper, cherchant à plaire à des prédateurs, voire à des violeurs. Et, suivant les dires de la cuisinière Denise à Geisha, quand cette dernière lui lance, provoc comme toujours, pourquoi elle les trouve si difficiles à aimer, ces femmes, on leur souhaite qu’elles puissent se définir et voir leurs identités en dehors du regard mâle – ce regard mâle qui est aussi derrière la caméra, qui, du coup, ne s’exclut pas du banc des accusés mais qui, en fin de compte, réussit à ne pas tomber dans le piège du voyeurisme.
„Un été comme ça“, de Denis Côté, en compétition officielle, 3,5/5
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