Festival de Cannes / Fictions confinées
Hasard ou non, à Cannes, le confinement semble avoir laissé des traces, puisque nombre de films s’évertuent à enfermer ses personnages dans la claustrophobie de huis clos tantôt angoissants, tantôt producteurs d’étincelles. Que ce soit la cabine d’avion d’une compagnie aérienne low-cost („Rien à foutre“), un couvent au 17e siècle („Benedetta“), un hôpital d’urgence parisien („La fracture“), un appartement italien („Tre piani“) ou le compartiment d’un train russe („Compartiment n°6“), la tension de ces films réside souvent entre renfermement sur soi et ouverture au monde extérieur.
La seconde loi de la thermodynamique préconise qu’un système clos n’a de cesse d’augmenter son entropie jusqu’à ce qu’il finisse par mourir une mort thermique. De cette loi, l’écrivain Thomas Pynchon a fait une métaphore, instaurant un jeu entre confinement et ouverture, entre renfermement sur soi et intrusion du monde extérieur. Alors qu’on voit le bout du tunnel de restrictions liberticides et qu’on espère endiguer une énième vague virale, un bon nombre de fictions cannoises nous rappellent l’enfermement, la vie en mode mineur, la promiscuité parfois agréable, souvent désagréable des autres et les microcosmes sociétaux qui s’instaurent.
Huis clos et microcosme sociétal: „Rien à foutre“ et „Benedetta“
Cassandre (Adèle Exarchopoulos, excellente comme toujours) est hôtesse de l’air pour Wings, une compagnie aérienne low-cost qui traite avec un dédain égal clients et employés. Lors des vols, elle égrène ad nauseam un chapelet de la consommation: drinks, food, coffee, tea, mâchonne-t-elle à l’attention de clients pour qui son discours n’est que bruit de fonds, à même titre que le ronronnement des moteurs. Quand un passager brise l’indifférence, c’est souvent pour insulter le personnel – un Britannique éméché, énervé d’avoir à payer tant de suppléments, se moquera de Cassandre en lui disant qu’elle exerce un boulot de merde.
Derrière les coulisses, on met la pression au personnel de bord: chaque jour, une moyenne de consommation par passager est indiquée, qu’il s’agit d’atteindre ou, si l’on est responsable de cabine, de faire atteindre par le personnel qu’on dirige. Comme dans „Sorry We Missed You“ de Ken Loach ou „Ouistreham“ d’Emmanuel Carrère, Julie Lecoustre et Emmanuel Marre dépeignent un monde où l’homme est on ne peut plus remplaçable. Alors qu’il y a encore des boulots qui donnent à leurs employés l’impression (souvent fausse) d’être indispensables, ici, les enjeux sont clairs: pas de congés payés, pas d’arrêt maladie, l’employé qui n’est pas en forme ou qui commet trop de gaffes, le seuil de tolérance étant extrêmement bas, sera remplacé illico presto. Ses séjours aux destinations, Cassandre les passe à boire de la vodka, à prendre de la drogue dans des boîtes ou à s’enfiler mec sur mec sur Tinder.
Lors de cette première partie, qui s’achève sur une scène poignante – Cassandre console une vieille femme partie pour une opération loin de chez elle –, le film dépeint, un peu à la Douglas Coupland, une génération qui, à force d’enchaîner les boulots de merde sans perspective de stabilité aucune, a abandonné jusqu’à l’idée d’un avenir stable: sans rémunération fixe, sans fric, la question de fonder une famille ne se pose même plus.
C’est quand le film la libère de l’espace clos de la cabine d’aviation et qu’elle retourne au bercail que le charme commence de s’estomper, Cassandre entamant dès lors une introspection que le milieu aliénant de son boulot lui avait épargné: de retour chez elle, elle affrontera un père distant, qui en bave depuis la mort de la mère, reverra sa sœur et son cercle d’amis, entame le travail du deuil. Etrangement donc, plus Cassandre commence à s’investir, plus le spectateur, lui, commence à en avoir rien à foutre. Bel exemple de vases communicants.
Là où le huis clos de la cabine d’avion condensait en un espace étouffant les rivalités d’un monde du travail impitoyable et inhumain, celui du couvent de „Benedetta“ montre, au-delà de la charge critique contre l’hypocrisie cléricale à laquelle l’on est en droit de s’attendre d’une fiction qui se déroule dans un monastère au 17e siècle, le fonctionnement non pas des hiérarchies sociales, mais du pouvoir (politique) en application.
Suivant le destin de la jeune Benedetta Carlini (Virginie Efira) qui entre au couvent alors qu’elle est encore une enfant, le film instaure dès son prologue son programme sémantique: mettre en scène, avec ambiguïté, le destin d’une jeune femme possédée par des visions étranges et brosser le portrait d’une église catholique toute-puissante, autoritaire, cruelle et misogyne.
D’entrée de jeu, sœur Felicita (Charlotte Rampling, bien plus en forme que chez Ozon) imposera au père Carlini des conditions pécuniaires rigoureuses – malgré qu’elle s’en défende, l’entrée en couvent d’une jeune fille se négocie comme l’on marchandait alors la vente du bétail: au 17e siècle, Dieu est une devise particulièrement stable. Au bout de premières années assez dures, Benedetta est acceptée au sein de la communauté, paraît de plus en plus fréquemment habitée par des visions hallucinatoires intenses et tissera une relation d’abord ambigüe puis pas ambigüe du tout avec la jeune et fougueuse sœur Bartolomea (Daphne Patakia).
Attendu depuis le succès mérité de son dernier long métrage „Elle“, „Benedetta“, qui s’appuie sur le livre „Immodest Acts“ de l’historienne Judith C. Brown, aurait déjà dû être projeté à Cannes l’année dernière. Plutôt qu’une description des conditions de vie des religieuses au 17e siècle, Verhoeven s’émancipe de tout naturalisme et joue la carte de l’hybridation des genres et des tons, frôlant parfois le farcesque, voire le grotesque (les apparitions du Christ salvateur décapitant serpents et violeurs sont hilarants), flirtant avec le gore, le bondage et l’érotisme: au cours d’une scène particulièrement brillante, sœur Bartolomea utilisera ses talents de sculptrice pour transformer une statue en bois de la Vierge Marie en godemiché. Le revers de la médaille, c’est qu’à force d’emmêler les genres, le ton du film finit par s’échapper. En brouillant les pistes avec autant de malice que son personnage, Verhoeven signe un film parfois décousu, peu sûr de sa tonalité, où les différents registres débordent et se mangent parfois, la somme de ses différentes parts n’étant pas toujours transcendée en quelque chose de cohérent.
On pense évidemment à „La religieuse“ de Denis Diderot, qui évoquait déjà les relations charnelles entre sœurs tout comme l’hypocrisie des religieuses du couvent. Sauf que Verhoeven n’en a cure du naturalisme dont restait emprunt le roman de Diderot – son 17e siècle ressemble plutôt à une vision fantasmagorique du Moyen Age. Le couvent, lui, devient un espace de désir voyeuriste, qui regorge de recoins, de judas, de rideaux à moitié transparents, par où le désir glisse, s’immisce. Véritable endroit confiné, où l’interdit se transsubstantie en recherche de plaisir, le couvent de „Benedetta“ est un espace où le désir circule, devient devise unique – c’est parce qu’elle sait se faire désirer, parce qu’elle sait séduire par son jeu de comédienne, qu’elle module voix et corps au service de ses visions que Benedetta accédera au pouvoir là où l’ancienne mère supérieure, rigide et pudique, perdra son rang.
C’est quand sœur Felicita, convaincue à juste titre que Benedetta joue la comédie, ira chercher le soutien de l’évêque à Florence que le monde extérieur, où rôde la peste, pénètrera dans le village-forteresse de Pescia – et s’il mène fin au microcosme solipsiste et cruel de Benedetta, c’est en payant le prix fort, l’irruption du thanatos effaçant le règne d’un éros qui, à partir d’un univers suffocant, avait tenté d’instaurer quelque chose de débridé.
„Rien à foutre“, de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, Semaine de la critique, 2,5/5
„Benedetta“, de Paul Verhoeven, en compétition, 3/5
Huis clos et étude sociologique: les cas Moretti et Corsini
„Tre piani“ est l’adaptation du roman éponyme d’Eshkol Nevo, où l’auteur israélien évoque, en trois parties, le destin des habitants d’un immeuble d’appartement: au rez-de-chaussée, un couple affairé confie régulièrement sa fille aux voisins retraités malgré la susceptibilité du père, qui voit d’un mauvais œil que le vieux demande à sa petite fille des baisers sur la joue; au deuxième étage, une jeune femme délaissée par un mari dont la vie entière semble n’être qu’un seul et long déplacement professionnel voit apparaître le frère du mari, poursuivi pour une histoire de fraude digne d’un Ponzi; enfin, au dernier étage, une vieille femme enregistre, sur la messagerie de leur ancien téléphone, des confessions à son mari décédé, à qui elle raconte sa vie de veuve et les tentatives de se rapprocher de leur fils, aliéné après que celui-ci ait écrasé et tué une passante et que le père, juge de métier, ait considéré qu’il ne fallait en aucun cas aider leur fils en faisant jouer ses relations.
Sorte de „La vie, mode d’emploi“ de Georges Perec en moins radical, le roman de Nevo opérait par un équilibre subtil entre cloisonnement – une vie d’appartement par partie – et intrusion des voisins. Ces espaces clos, Moretti commet l’erreur de les ponctuer: bien que chaque segment filmique mette l’une des histoires en son centre, les trois récits s’emmêlent dans une construction polyphone. Moretti le signale d’entrée de jeu, quand le jeune Andrea (Alessandro Sperduti) perd le contrôle de sa voiture, écrase une passante et encastre sa bagnole dans l’appartement de la famille de Lucio (Riccardo Scamarcio), façon un peu lourde de signaler l’immixtion des destins lors d’une séquence d’ouverture où Moretti pose ses personnages comme des pions sur un échiquier.
Là où le livre d’Eshkol Nevo trouvait tout son charme dans la condensation et la part de mystère que gardaient ses personnages, Moretti se livre à une reconstruction qui se veut plus complète, plus exhaustive – alors que Nevo présentait des fragments de vie qui par moments se mêlaient à la vie des autres, Moretti en fait une structure chorale, ce qui l’oblige à broder, à développer les destins des personnages. C’est là que le bât blesse, les personnages perdant, alors que leur destin se déroule sur une dizaine d’années, en opacité ce qu’ils gagnent en évidence.
Paradoxalement, alors qu’il se veut plus bavard que Nevo, la vie intérieure de ses personnages, elle, est bien plus pauvre, faute à des réductions parfois un brin caricaturales, faute à des raccourcis peu convaincants (la rencontre tardive entre Dora (excellente Margherita Buy) et un homme mystérieux qui dit avoir connu son mari ressemble à un deus ex machina de dernière minute là où, chez Nevo, ce même personnage s’insinuait subtilement dans la vie de l’avocate retraitée), faute aussi à la volonté de Moretti de vouloir intégrer à tout prix le film dans le zeitgeist – on ne fait plus de film aujourd’hui sans condamner la masculinité, invariablement toxique. Si le sujet était présent de façon subtile chez Nevo, la façon dont s’y prend Moretti en manque cruellement, de subtilité. Malgré certaines trouvailles réussies – le père qui, écoutant le message touchant qu’avait enregistré leurs fils sur le répondeur, l’efface pour y substituer quelque chose de très neutre –, il est à regretter que Moretti ait recouvert de mélodrame et d’évidence les subtiles nappes d’opacité du roman.
Chez Catherine Corsini, le huis clos est à la fois refuge ultime et baromètre des tensions sociales. Les premières scènes de „La fracture“ déroulent une dispute conjugale et induisent en erreur, puisque l’on se prépare à voir l’une de ces comédies relationnelles françaises qu’on a vues et revues ad nauseam. Raf (Valeria Bruni Tedeschi) est dessinatrice, sa compagne Julie (Marina Foïs) est éditrice et en a marre des simagrées narcissiques de sa partenaire. Conjointement, le film montre le camionneur Yann (Pio Marmaï) et son pote se préparer pour une manif des Gilets jaunes qui tournera vite au vinaigre, des CRS hyper-agressifs (bref des CRS) cassant du gréviste, tapant à tout-va, les grévistes commençant alors, révoltés par tant de haine et tant de déni face à un pacte social dont l’écroulement se déroule sous leurs yeux, à incendier des voitures.
Ayant glissé puis chuté sur le trottoir, Raf se retrouve dans un service d’urgence lui aussi en grève, où un nombre hallucinant de malades mécontents et souffrants s’assemble alors que le personnel, lui, est complètement débordé. Là, Raf, insupportable, cynique et solipsiste, se plaint de la douleur, de la lenteur du service, de ce que son amie la quitte alors que Yann, qui vient de se faire tirer dessus, ravale d’abord sa colère face à tant de complaisance et d’auto-apitoiement pour rapidement exploser et l’insulter.
Si les échanges entre Raf, la dessinatrice bourgeoise et Yann, le routier révolté, paraissent d’abord mâtinés de clichés, chacun restant campé sur ses positions, Raf reprochant aux Gilets jaunes de voter Marine Le Pen, Yann accusant les anciens soixante-huitards d’avoir abandonné la lutte, de se vautrer dans l’aisance matérielle et d’être responsables du climat politique délétère, les deux finiront par partager leur douleur et par se rendre compte, observant la misère et la maladie d’un côté, l’engagement isolé du personnel soignant de l’autre, qu’il y a, au-delà de leurs différences, quelque chose qui ne tourne pas en rond dans ce pays.
La fracture, ça n’est évidemment pas la fracture au coude de Raf, c’est la fracture sociale d’une France qui prend l’eau – en un huis clos, Corsini dépeint un système social qui s’écroule, où le clivage entre les riches et les démunis est infranchissable au point que l’empathie et le dialogue sont devenus difficiles, voire impossibles. Condensant en un huis clos l’ensemble des maux sociaux – l’on y retrouve des malades qu’on ne peut pas soigner à cause d’un personnel en sous-effectifs et des victimes de la violence policière produites en quelque sorte par un gouvernement qui refuse pourtant d’améliorer la situation dans les hôpitaux –, montrant une salle d’urgence qui devient forteresse et espace de refuge face aux assauts des CRS qui veulent faire la peau aux grévistes, „La fracture“ parvient à transcender sa grinçante comédie sociale parfois un peu manichéenne grâce à son dispositif du confinement, qui permet de condenser sa charge critique et de faire le portrait d’un personnel engagé, qui se bat sans héroïsme aucun contre les moulins à vent d’un système sur le point de s’effondrer.
„Tre piani“, de Nanni Moretti, en compétition, 2,5/5
„La fracture“, de Catherine Corsini, en compétition, 3/5
Le huis clos comme lieu de rencontre: „Compartiment n°6“
Mais le huis clos peut aussi être un vecteur d’émancipation et de rencontres, comme cela est le cas dans „Compartiment n°6“ du finlandais Juho Kuosmanen, où l’on voit Laura (Seidi Haarla), une jeune archéologue finlandaise, partir à Mourmansk voir les fameux pétroglyphes. Hélas, Irina, son coup du moment, avec qui elle comptait entreprendre le voyage et qu’on voit en début de film très accaparée par un cercle d’amis, a trouvé du taf et se voit contrainte d’annuler le séjour.
Partant seule, Laura se retrouve dans un de ces trains de nuit dont le charme désuet l’emporte parfois sur la dimension anxiogène du voyage – se retrouver pendant des jours et des nuits dans un compartiment avec de parfaits étrangers peut tantôt aboutir à de belles rencontres, tantôt vous dégouter à jamais de l’humanité. Manque de bol, son compagnon de voyage a d’abord tout pour déplaire: Ljoha (Yuriy Borisov) est un jeune russe très porté sur la vodka, qui avale goulument un saucisson et demande à Laura si elle part à Mourmansk pour vendre sa chatte.
Interloquée, Laura exige de changer de compartiment – une contrôleuse antipathique au point de faire passer les plus hostiles des contrôleurs SNCF comme des êtres profondément humanistes, lui fait comprendre qu’il n’en sera rien – et, réalisant qu’elle devra passer le voyage avec le sinistre compagnon de route, sort à Moscou avec l’intention de rebrousser chemin. Irina ne répondant pas au téléphone, elle décide de continuer son voyage. Au fur et à mesure que le train avance, une relation à la fois touchante et étrange commence à se tisser entre ces deux êtres perdus et un peu tristes.
„Compartiment“ 6 est un road-movie volontairement lo-fi: la caméra est nerveuse, le grain des images un peu grossier, il ne se passe, en surface, quasiment rien, les personnages n’ont pas à proprement parler des vies passionnantes et les dialogues sont volontairement prosaïques, Ljoha n’étant pas très porté sur les discussions profondes ni même sur les mots tout court. Pourtant, au fur et à mesure que les regards se croisent, forent, les deux finissent par se rapprocher, par partager leurs solitudes dans ces mornes plaines gelées et désolées. Le film est – heureusement – à l’opposé de „Flag Day“, projeté le même jour, qui n’avait de cesse d’appuyer, de souligner formellement ce que les personnages exprimaient déjà par trop: c’est dans les nuances du jeu des deux acteurs, dans les infimes variations et modifications du regard que réside le noyau émotionnel de ce film à la beauté rêche et discrète.
„Compartiment 6“, de Juho Kuosmanen, en compétition, 3/5
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