Poésie / Habib Tengour veut „donner à rêver“
Ce soir, Habib Tengour propose une restitution de son mois de résidence à l’abbaye de Neumünster dans le cadre du Printemps des poètes. Le poète et anthropologue algérien poursuit par ses mots la tâche du poète dans la cité consistant à „amener à ne pas accepter le fait accompli, à se rebeller contre l’ordre établi et rêver d’un ordre meilleur“.
Lorsqu’il se balade le long de l’Alzette dans le Grund, Habib Tengour ne marche jamais seul. Dans sa tête, il y a des paysages de son Algérie natale, de sa ville de Mostaganem où petit il est allé à l’école coloniale, les rues du Paris populaire, industrieux et rebelle qu’il a rejoint au seuil des années 60, dans les pas d’un père actif dans le mouvement indépendantiste et contraint de fuir son pays en guerre. Il y a des voix, beaucoup de voix, de celle de sa grand-mère qui lui racontait la résistance de la tribu contre le colonisateur, à celles de ses amis poètes de longue date, dont les mots se mêlent aux siens.
Ces amis ont la fâcheuse habitude de disparaître ces dernières années. Habib Tengour égrène les noms: Pierre Oster, Frédéric Jacques Temple, Malek Alloula, Noureddine Saadi, Abdelwahab Medded … Il réfléchit à leur rendre hommage et donc revisite leurs œuvres. Pour meubler sa chambre de l’abbaye de Neumünster durant le mois qu’aura duré sa résidence, à côté des poèmes de Rimbaud à la Pléïade, de l’édition du journal de son idole de jeunesse, le poète Georges Séféris, il a aussi rangé deux volumes de poésie du dernier de ses amis disparus, le philosophe et poète Michel Deguy. Il constate un drôle de phénomène: „Quand les gens sont vivants, on ne fait pas toujours très attention à leur œuvre. On les lit, mais on lit de façon hâtive. C’est la relation que l’on entretient avec elle qui prime. Quand la personne est morte, on n’a plus que la relation avec l’œuvre, on veut approfondir.“
„Dérive imaginaire“
Les souvenirs de sa jeunesse algérienne ont marqué ses écrits et feront encore l’objet d’un long poème-odyssée qui traitera de l’année 1954. Habib Tengour espère le finir en 2024, 70 ans après un millésime marqué par le début de ce que l’on allait appeler la guerre d’Algérie. Cette œuvre viendra rejoindre „Traverser“ écrite en 2002, au rang des longs poèmes, de ceux qui sont aussi des témoignages chers aux anthropologues dont Habib Tengour fut. Mais, cette discipline, d’abord exercée à Constantine dans les années 70 et 80 puis à Paris, a toujours été aussi pour une fidèle alliée dans l’écriture poétique. „Il y a dans la posture de l’anthropologue un maintien qui permet l’élan poétique tout en obligeant le regard à une discipline et une rigueur indispensables à la saisie des choses“, disait-il en 2008.
Le souvenir est la matière première d’Habib Tengour. Mais ce n’est pas la seule. Les mots et ce qu’ils charrient peuvent en être une autre. L’œuvre qu’il achève à Luxembourg correspond davantage à une autre partie tout aussi dense de son œuvre de poète, celle faite de recueils de courts poèmes. C’est un autre terrain sur lequel il exerce une „attitude poétique par rapport à l’écriture, le souci de la place des mots dans la phrase, de leur sonorité, beaucoup plus que le sens“, comme il la définit. „Ce n’est pas de l’information, mais c’est donner à rêver. Le mot doit susciter autre chose que ce qu’il dit.“ A Luxembourg, il travaille à un recueil de poèmes originellement présentés sous formes de cartes postales et d’acrostiches, mais finalement transformés pour devenir une quarantaine de ce qu’il appelle des annuaires. „Je l’ai fini, mais à chaque fois, je regarde, je reprends un mot. Jusqu’au 17 mai, jour de la restitution, je les revois tous les jours.“ La restitution est une étape dans le processus de création. Habib Tengour s’en sert comme un ballon d’essai. Il sent si l’assemblage marche à la lecture et scrute les réactions du public pour savoir ce qu’il y a à améliorer.
Cette nouvelle construction, ici sous la forme d’„une dérive imaginaire et une quête des mots justes“, c’est aussi sa marque de fabrique, celle qui lui fait d’aller là où personne ne l’attend. Dans le souci d’écrire que ce qui mérite d’être conservé. „Il faut toujours faire attention à ne pas se répéter“, explique-t-il. „Et on n’a pas besoin de tout écrire. Il y a des choses que je raconte, que je dis, que je n’écris jamais. Elles sont du domaine de l’oral. J’ai grandi aussi dans l’oralité et j’aime bien garder cette aspect-là.“ Il conduit ce travail de perfectionnement jusque tard dans la nuit, en musique – du jazz oriental d’Anouar Brahem aux enregistrements de poésie arabe (Darwish) en passant par le blues et la musique indienne – et agrémenté de quelques balades à pied. Il aime le vert luxuriant de la vallée de l’Alzette, comme il apprécie le vert de la capitale de l’Allemagne, pays dans lequel il est traduit depuis longtemps et où il a effectué le plus de résidences.
Son meilleur souvenir de résidence, c’est celle d’un an qu’il a réalisée à Berlin, ville dans laquelle il aimerait retourner plus souvent, laissant derrière lui la ville de Paris, qu’il ne reconnaît plus et privée de ses amis trop tôt partis. En Allemagne, l’auteur est de surcroît libre de faire ce qu’il veut durant la résidence et doit, comme au Luxembourg, ne faire qu’une restitution à la fin du séjour. „Berlin est une ville très intéressante. c’est très grand, très vert. Les gens ne sont pas guindés comme à Paris. C’est plus décontracté. C’est une ville plus inventive et plus jeune.“ A Luxembourg, auquel ses amitiés anciennes avec Pierre Joris qui est aussi son traducteur d’abord, mais aussi avec Jean Portante et Lambert Schlechter, le rattachaient déjà, il aime particulièrement la gratuité des transports. C’est ainsi que le poète peut goûter à la joie nouvelle de „monter sans réfléchir“ dans le moyen de transport et de se balader dans la cité dans laquelle il exerce une fonction si particulière. Le poète, dit Habib Tengour, „c’est celui qui amène à interroger, à ne pas accepter le fait accompli, à se rebeller contre l’ordre établi et rêver d’un ordre meilleur peut-être“. La poésie, c’est aussi l’apaisement dans les moments difficiles. Georges Séféris, Friedrich Hölderlin, Mahmoud Darwish, Kateb Yacine, Guillaume Apollinaire sont les noms de ceux qui l’ont consolé durant une vie riche en événements.
Soirée de restitution
Ce soir à 19.00 h, dans la salle Edmond Dune à l’abbaye de Neumünster a lieu la soirée de restitution d’Habib Tengour. En introduction à la soirée qui comportera un échange de questions/réponses et une lecture, le professeur-chercheur et critique littéraire Franck Colotte présentera brièvement les thématiques liées au nomadisme littéraire de ce grand auteur francophone. L’entrée est libre.
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