Festival de Cannes (16) / Habiter les ruines: la compétition – suite et fin
On l’avait écrit samedi dernier, après une deuxième partie de la compétition un peu décevante, il incombait à Alice Rohrwacher et à Ken Loach de redresser la barre et de clôturer en beauté – un défi que les deux ont relevé, chacun à sa manière, le film de Loach faisant se conjuguer misère ouvrière et racisme, celui de Rohrwacher racontant une histoire de pilleurs de tombe dans un ovni filmique sensible et poétique.
Sorry we’ll miss you: „The Old Oak“ de Ken Loach
Si Mario Bellocchio a présenté son „Il rapito“ à 82 ans, Ken Loach surenchérit avec ce qu’il annonce être son dernier long-métrage, en compétition à Cannes alors que l’inventeur du „social realism“ a 86 ans. S’il est impressionnant qu’il continue à réaliser des films remontés à son âge de „still angry old man“, „The Old Oak“ n’en est pas pour autant, quoique son titre pût le suggérer, une autobiographie, mais désigne bien plutôt le pub géré par TJ (Dave Turner). Cet établissement se trouvera au centre de tensions sociales qui éclatent quand des réfugiés syriens débarquent dans la ville jadis ouvrière et aujourd’hui rognée par le chômage et minée par la pauvreté.
Ces tensions, Loach les raconte d’abord dans la séquence la plus formellement novatrice du film, qui est aussi sa première: alors qu’on entend des voix qui se recoupent et qui s’insurgent, le déclic d’une caméra nous montre les „snapshots“ accompagnant cet échange houleux, déclenché par l’arrivée d’un bus rempli de réfugiés syriens qu’on va reloger dans la ville, ce que voient d’un très mauvais œil les habitants, persuadés qu’on vient encore leur prendre les quelques miettes qui leur restent du gâteau social.
Au milieu de tout cela, œil tranquille du cyclone, TJ, gérant du Old Oak qui a foutu sa vie en l’air – sa femme l’a quitté, son fils ne lui parle plus – et dont le pub part à vau-l’eau, métaphore donc de sa propre vie, qu’il passe à promener sa petite chienne, adoptée à un moment où il était au plus mal, et à servir des pintes à des alcoolos au chômage ou à la retraite, derniers piliers non seulement de comptoir mais aussi du passé minier de la ville dont le backroom du pub, avec des photos prises par le père de TJ, est devenu le musée des insurgences passées, avec des captures de révolte ouvrière qui disent: „close a pit, kill a village“.
C’est ce backroom, refoulé d’une ville gangrénée par la pauvreté, que TJ montrera à Yara (Ebla Mari), réfugiée syrienne dont l’appareil-photo fut cassé à son arrivée et qu’il lui propose de remplacer. Et c’est ce même backroom qui deviendra l’enjeu principal du film: alors que ses vieux xénophobes de clients (qui pestent contre le fait qu’ils ne peuvent plus être „entre eux“ dans leur bar et qui raillent TJ de fricoter avec la réfugiée, insinuant qu’il la baise, confondant libido avec empathie parce qu’ils ne connaissent, eux, que la première là où la dernière leur fait défaut) lui demandent de leur donner accès à cette salle ayant encore plus périclitée que le reste du bar afin d’y tenir une réunion à visée raciste, Yara et son amie des services sociaux lui proposent d’y organiser une fois par semaine une cantine solidaire, donnant accès à de la nourriture gratuite aux plus démunis de la ville, peu importe qu’il s’agisse de familles anglaises ou syriennes.
Troisième volet d’une trilogie entamée avec „I Daniel Blake“ (Palme d’or en 2016), sur un homme vieillissant qui glissait dans les mailles d’un système social inhumain, et poursuivi avec „Sorry we missed you“, sur l’uberisation rampante du monde du travail, „The Old Oak“ s’intéresse donc à la xénophobie de ceux qui se trouvent en bas de l’échelle sociale et qui n’arrivent qu’à piétiner ceux encore en-dessous d’eux plutôt que de se solidariser pour affronter ceux d’en haut.
Posant la terrible question du délitement de la solidarité ouvrière, ce dernier volet d’une trilogie et, peut-être, dernier film de Ken Loach tout court, a beau être le moins convaincant des trois, parce que le message politique y est un peu trop pédagogique, Loach discriminant un peu trop entre les „bons“ et les „méchants“ prolétaires, son regard empathique embrassant avec plus de conviction le sort de TJ que celui de Yara, dont les dialogues sont un peu trop lestés de clichés, il n’en reste pas moins que la méthode Loach – dénoncer l’injustice, la faire ressentir par l’empathie – opère avec brio et qu’il y a de la beauté dans ce combat d’un homme fini contre l’adversité, dans cette belle amitié entre Yara et TJ qui, peut-être, peut les sauver tous deux.
Car la mort rode, ici encore, comme dans „Il sol dell’avvenire“ chez Moretti, à qui les dernières images de „The Old Oak“ semblent répondre – et elle rode sous la forme du suicide, résonnant comme un hommage posthume à Godard, qui l’a pris, ce choix volontaire de mettre fin à ses jours. Et comme chez Moretti, Loach paraît d’abord la prendre, cette voie, quand il fait retourner son personnage à l’endroit où celui-ci avait failli se prendre la vie, pour ensuite rebrousser chemin et trouver une issue plus conciliante.
Si certains ont pu trouver ce rebroussement final un peu niais – et il l’est, un peu –, il faut y voir le dernier choix d’un cinéaste dont le cinéma a toujours oscillé entre la résignation et l’espoir. Explorant ces deux fins possibles, Loach a préféré donner, en geste d’adieu, un message lumineux. C’est, peut-être, moins vraisemblable que l’autre piste, mais ça indique, aux générations futures, une voie à suivre.
Virée chez les tombaroli: „La chimera“ d’Alice Rohrwacher
Dernière réalisatrice à présenter un film en compétition, Alice Rohrwacher confirme que sur les sept films réalisés par des femmes, il n’y en eut aucun de médiocre. „La chimera“ relève même encore la barre, qui raconte l’histoire d’Arthur, un homme solitaire aux dons étranges (un excellent Joseph O’Connor), qui parvient, par intuition quasi magique, à l’instar d’un sourcier, à découvrir l’emplacement de tombeaux étrusques et dont le talent singulier lui vaudra d’être intégré dans une bande de jeunes délinquants toscans, qui festoient le jour et pillent la nuit, tout cela au nez des carabinieri que cela insupporte de ne pas pouvoir leur mettre la grappe dessus – et au grand plaisir d’un certain Spartaco, qu’ils ne voient jamais et à qui ils revendent ce qu’ils trouvent.
Déroulant son intrigue d’une manière qui s’en contrefout des arcs narratifs et autres péripéties classiques, „La chimera“ commence dans un compartiment de train (on pense par ailleurs à „Compartiment Nº 6“, en compétition à Cannes il y a deux ans), où un étranger attire l’attention de trois Italiennes, dont il décrit avec la fascination d’un historiographe archéologue le nez aquilin de l’une d’entre elles, qui ne lui est pas indifférente.
Débarque alors un marchand ambulant qui, constatant – et le répétant à voix haute – que cet étranger pue, cherche à lui revendre des chaussettes propres. L’autre le prend mal, qui se lève pour le repousser hors du compartiment. Et le marchand de constater alors, comme nous, qu’il le dépasse d’une tête – et qu’il n’est pas d’humeur à plaisanter.
Face à son comportement agressif, les trois filles s’en vont, et c’est en solitaire qu’il arrivera en Toscane, où il essayera de se débarrasser de son comité d’accueil, constitué d’un des tombaroli, qui essaie de le prendre en voiture et de le convaincre d’aller prendre un verre avec ses vieux amis. L’étranger, qu’on appelle l’inglese, préfère rentrer chez lui, retrouvant une Isabella Rossellini magistrale dans une villa abandonnée, où il fait aussi la rencontre d’Italia (Carol Duarte), jeune femme à tout faire qui a trouvé refuge dans la maison désaffectée.
Multipliant les fausses pistes narratives, à rebours de nos attentes, grouillant d’idées de réalisation qui restent toutes – suivez mon regard, Wes Anderson – au service du film et de l’histoire qu’il raconte, „La chimera“ est un film qui, bien que jouant sur des références évidentes – il est intéressant qu’il fut projeté une semaine après le nouvel Indiana Jones –, explore un langage filmique bien à lui, qui tout débordant d’ingéniosité qu’il soit (des personnages qui s’adressent à la caméra au grain nostalgique de la photographie en passant par des bardes qui accompagnent, chantent et relatent les aventures d’Arthur, c’est à une véritable explosion d’idées de mise en scène qu’on assiste), se resserre sur son personnage principal aussi énigmatique que fascinant.
A l’appât du gain de sa bande de pilleurs, celui-ci oppose une passion, une soif de connaissance, une fascination presque romantique, baudelairienne, d’un au-delà qui détonne, dans ce monde soumis au capital et donc devenu vide, creux, qui en toute logique ne peut que considérer comme désuet et marginal quelqu’un comme Arthur. Ce dernier le parcourt, le film, en loques, puant, sans égard pour ce qu’autrui peut penser de lui, qui pleure l’amour de Beniamina, morte sans que l’on sache quand et pourquoi.
Multipliant les prises de vue et les tons comme autant d’approches du passé de l’humanité, pillé par ceux qui ne pensent qu’à son exploitation néolibérale – en cela le quatrième long-métrage de Rohrwacher fait penser à „Sigma“ de Julia Deck – là où Rohrwacher, complice en cela d’Arthur, filme avec amour cette Toscane en ruines en-dessous de laquelle dort un monde enfoui, „La chimera“ est peut-être le grand film négligé par un jury assoupi en fin de compétition et dont la fin, qui joue sur l’idée d’un fil rouge dont on pourrait lui reprocher, dans tous ses jeux formels ludiques auquel il s’adonne, l’absence, ferme presque métaleptiquement, dans une séquence finale que Borges aurait appréciée, la boucle narrative d’un film que Rohrwacher nous invite ainsi à revoir de suite – une invitation qu’on acceptera volontiers, quand il sortira en salles, chez nous.
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