Bande dessinée / „Här a Meeschter“ de Marc Angel: Pour une histoire populaire
Deux ans après avoir fait revivre le député ouvrier Jean Schortgen, Marc Angel redonne de l’épaisseur et de la conflictualité à un événement historique souvent détourné politiquement.
Dès la troisième page de „Här A Meeschter“, Marc Angel qualifie le Klëppelkrich de „armséilege Bauerenopstand“ qui fut „brutal néiergeschloen“. Simplement, en quatre mots, Marc Angel remet la révolte des gourdins à sa place, loin de l’aura de résistance qu’ont voulu lui prêter les catholiques à la fin du XIXe siècle et les courants identitaires depuis le début du siècle en cours. Le court et intense récit qu’il livre va plus loin dans la remise en perspective, en rappelant que les raisons de se révolter à l’époque pouvaient être diverses et que tous ses protagonistes ne partageaient pas tous les mêmes intérêts – qu’ils défendent l’église ou s’opposent à l’enrôlement par exemple. „Här a Meeschter“ se passe trois ans après la révolte et met aux prises deux anciens rebelles. Le premier est un aristocrate, devenu bourgmestre qui s’est rallié à l’Empire et qui n’hésite pas à tordre ses valeurs, notamment catholiques, pour se maintenir. En face de lui, il y a un personnage justicier, qui s’est réfugié dans la forêt pour échapper à la décapitation connue par une trentaine de rebelles. Il menace de rappeler au plus grand nombre le passé du premier.
„On n’a rien inventé“
L’intrigue est simple, efficace. Elle dit beaucoup d’une époque et de ce qu’elle peut apprendre sur la nôtre. „Je ne suis pas historien. L’histoire m’intéresse dans la mesure où il y a toujours un point où l’on rejoint l’actualité“, explique Marc Angel. En abordant le Klëppelkrich, le dessinateur et scénariste voulait traiter de l’opportunisme et des intrigues politiques. „Tout le monde essaie de s’arranger avec le pouvoir. On retourne sa veste selon les événements. Ça n’a pas beaucoup changé. On n’a rien inventé“, fait-il remarquer. L’histoire lui permet d’exprimer une „critique sociale“. C’est dans cette optique que Marc Angel y fait des détours réguliers.
„Dessiner l’actualité ne m’intéresse pas trop. J’ai alors l’impression de sortir des éléments du contexte. Si je me penche sur l’histoire, sur quelque chose de plus éloigné, il me semble disposer d’une vue d’ensemble.“ Le revers de la médaille, c’est l’effort de documentation qu’il faut fournir. À la fin des années 90, après un projet abandonné après le premier tome en collaboration avec l’historien Paul Margue, Marc Angel s’est lancé dans „Deemols. Épisodes de l’histoire luxembourgeoise“, un projet qui avait l’ambition de passer en revue toute l’histoire du pays en trois tomes. Ce fut un travail de Titan qui confine, avec le recul, à l’erreur tactique. „Pour chaque période, vous devez à nouveau vous documenter, trouver les personnages, l’histoire. Proportionnellement, faire six épisodes pour un tome, c’était comme faire six albums“, analyse Marc Angel. Or, c’est un énorme travail mal récompensé, car les spécialistes n’hésitent ensuite pas de vous indiquer vos erreurs. „Le dessin ne pardonne pas. Le lecteur peut rester sur une case et l’analyser, tandis que le cinéaste décide de la vitesse à laquelle défilent les images. Tout ce que le dessinateur représente est censé être juste“, explique le natif de Diekirch.
Le prix de la liberté
Le souci du détail est peut-être le prix à payer pour bénéficier de ce privilège qu’a la bande dessinée de pouvoir peser sur les imaginaires avec peu de moyens – et beaucoup de talent. Le cinéma, à l’inverse, pour les films historiques, ce sont des budgets très conséquents, qu’au Luxembourg on rechigne à dépenser, et une lourde machinerie à mettre en branle. Le dessin trouve aussi toute son utilité pour la communauté, en donnant accès à des univers peu documentés. „Les lecteurs ont l’avantage de visualiser quelque chose qui ne serait pas visible, d’autant plus dans un contexte où il n’y avait pas de photographie et au Luxembourg, où il y a peu de peintures. Sur le Klëppelkrich, on ne trouve que quelques illustrations de mauvaise qualité.“
Ce terrain visuel relativement vierge qu’arpente Marc Angel avec „Här a Meeschter“, lui offre aussi une certaine liberté d’appréciation. Et la liberté pour un dessinateur, qui plus est luxembourgeois, est une denrée rare. Il faut souvent réaliser des travaux sur commande, sans le faire trop apparaître – ainsi „Schortgen“ fut-il financé par la ville de Kayl dans l’optique d’Esch 2022 – pour pouvoir faire en parallèle des projets plus ambitieux comme „La mauvaise heure“ – avec Jean-Louis Schlesser au scénario –, succès critique, mais peu rémunérateur sorti chez un éditeur français (Mosquito). La collection „De Rescht vun der Geschicht“, initiée par l’association „D’Frënn vun der 9. Konscht“ en collaboration avec les éditions Op der Lay et avec le soutien du ministère de la Culture pour le premier tome, a vocation, au rythme d’un tome par an, à faire émerger des dessinateurs, en les payant pour leur travail de dessinateur. Depuis qu’il est pensionné, Marc Angel est à la fois sollicité plus que jamais, et plus libre que jamais pour choisir ses projets en dehors de tout impératif financier.
Une histoire populaire
La série „De Rescht vun der Geschicht“ a l’ambition d’écrire une histoire populaire – comme Howard Zinn en fut un précurseur pour l’histoire des États-Unis. La collection entend offrir un refuge à „ce qui n’est pas dans les livres d’histoire“, des „expériences et destins auxquels personne n’a accordé assez de valeur pour en écrire l’histoire“. On pourra objecter que le Klëppelkrich figure à satiété dans les manuels d’histoire. „Ce sont des mots clés que les gens ne savent plus à quoi ils correspondent. L’idée est de reprendre ces sujets, d’en faire des histoires fictives, mais de façon à rendre des faits historiques de façon authentique“, rétorque Marc Angel. „Au-delà d’un épisode dans les manuels d’histoire, le Klëppelkrich c’est autre chose, il y a des vies humaines, des personnages qui y jouent un rôle. Au côté humain s’ajoute la dimension populaire, à savoir comment les gens vivaient les grands événements historiques.“
Marc Angel avait déjà traité de la révolte paysanne dans „Deemols“. Mais s’il y a eu en fait un numéro zéro, il est à chercher dans „Eng Këscht Geschichten“, un projet antérieur de l’association „D’Frënn vun der 9. Konscht“. Dessiné et pensé par Marc Angel, „Wanternuecht“ y traitait de l’offensive des Ardennes durant la Seconde Guerre mondiale. Pour le second tome, qui devrait évoquer Mélusine et son époque, Marc Angel officiera comme scénariste, au côté du dessinateur Koodji. La composition de „D’Frënn vun der 9. Konscht“, qui compte treize dessinateurs pour trois scénaristes, en fait la démonstration. „Les scénaristes de bande dessinée luxembourgeois ne courent pas les rues.“ Marc Angel a beaucoup travaillé et appris avec Jean-Louis Schlesser, venu du monde du cinéma. Et avec „Här a Meeschter“, il montre qu’il sait immerger avec brio le lecteur dans un monde englouti et se faire le passeur de ses pérégrinations historiques. „J’ai une approche assez naïve de l’histoire. J’apprends en travaillant dessus. Pour moi, c’est une aventure“, confie-t-il.
L’histoire m’intéresse dans la mesure où il y a toujours un point où l’on rejoint l’actualitédessinateur et scénariste
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