/ Histoires violentes et violence de l’Histoire: Les premiers films de Cannes passés en revue
Si on devait compter le nombre des morts fictionnels des deux premiers jours du festival, l’on n’en sortirait pas – et cela n’est pas seulement dû au fait qu’on ne sait pas exactement comment procéder pour la comptabilité des zombies de Jarmusch, mais aussi et surtout à une hyperviolence filmique censée peindre un monde qui plus que jamais court à sa perte.
Bien que ne faisant pas partie de la compétition principale, „Le daim“ de Quentin Dupieux ne pouvait pas rester sans mention dans nos pages – pour la très simple raison que, qualitativement, il fait sérieusement de l’ombre à l’autre Quentin, plus connu et dont le nouveau film, lui, fera partie de la compétition. S’étant illustré à Cannes il y a huit ans avec „Rubber“, l’histoire d’un pneu tueur en série, Dupieux avait sorti l’année dernière „Au poste“ (avec Benoît Poelvoorde et Grégoire Ludig), un huis clos policier génialissime qui avait condensé la loufoquerie et l’absurdité qui qualifient la vision du monde de Dupieux. Pour „Le daim“, film d’ouverture de la „Quinzaine des réalisateurs“, le réalisateur met à nouveau au centre de son film un objet inanimé au tout duquel se développe un scénario dont on est prêt à parier que personne d’autre n’aurait pu tirer un film. Après une rupture, Georges (Jean Dujardin) prend la poudre d’escampette et se retrouve au pied des Pyrénées.
Au fin fond du monde, il achète, pour la modique somme de 7.500 euros, une veste en daim à un vieux monsieur qui, n’en croyant pas ses yeux de voir tant d’argent, lui donne en bonus un vieux caméscope. Georges trouve refuge dans un hôtel plus ou moins abandonné – le réceptionniste hausse les sourcils quand il loue une chambre pour un mois –, donne sa bague de mariage en caution (puisqu’il est désormais sans le sou) et commence, par solitude, à faire des films amateurs et à parler à son daim. C’est quand ce dernier lui enjoint qu’il veut pouvoir se promener dans la rue sans rencontrer d’autres blousons que ça commence à dérailler sérieusement. Car Georges lui rétorquera: „Ça tombe bien, puisque moi aussi je veux être la seule personne au monde à porter un blouson.“
Rencontrant une monteuse amatrice (Adèle Haenel) qui s’improvise serveuse dans un bar et dont le plus grand exploit fut de bricoler une version de „Pulp Fiction“ dans l’ordre chronologique („franchement, c’est pas terrible“), Georges lui fait part d’un projet de film inventé de toutes pièces, film qui servira surtout de prétexte à débarrasser le reste du monde des autres blousons. A partir de là, les deux se retrouveront dans un univers bien à eux deux, un monde où la folie de Georges l’amènera à recouvrir le réel d’un voile de fiction qui l’amènera aux franges de la légalité (et bien au-delà).
Sans trop vous en dévoiler, l’histoire de ce Don Quichotte qui essaiera de se protéger des blessures du réel en se recouvrant tout entièrement de daim est, au-delà des loufoqueries du scénario, du jeu éblouissant des deux acteurs principaux, des nombreux jeu référentiels, d’une dimension métafictionnelle intelligente, une histoire à la fois grotesque et touchante de deux solitudes qui se rencontrent. Formellement, c’est à la fois gorgé de références et beau (les séquences devant le vieux cinéma, les plans de l’hôtel, la séquence où Georges aiguise une hélice de ventilateur, les mises en abyme), faisant de Dupieux, avec peut-être Yorgos Lanthimos – réalisateur de l’excellent „The Favourite“ et membre du jury cannois –, un des rares réalisateurs à faire des films où les idiosyncrasies formelles épousent parfaitement une vision du réel complètement incongrue. Une fois de plus, tout colle au point qu’on ne peut que conclure avec ce que Georges n’arrête pas de répéter au sujet de son accoutrement: quel style de malade.
„Le daim“, de Quentin Dupieux, Quinzaine des réalisateurs, 4,5/5
Victor Hugo en banlieue
„Moi, je suis comme Miss France, tout ce que je veux, c’est la paix dans le monde.“ Placée dans le contexte du film, la remarque énoncée par Chris (excellent Alexis Manenti), policier de la Brigade Anticriminalité dans la banlieue de Montfermeil, où Victor Hugo écrivit ses „Misérables“, paraît à la fois drôle et saugrenue. Chris, c’est le chef de l’équipe diurne que le néophyte Stéphane (Damien Bonnard) rejoint et qui est complétée par Gwada (Djebril Zonga). Chris, c’est aussi cette sorte de personnage qui, dans un film moins subtil, aurait été le méchant: il tient des propos xénophobes, s’en prend aux gosses, se croit tout permis (à un moment, il se feindra d’un „la loi, c’est moi“ bien senti) et n’arrête pas de sortir de grosses vannes à double tranchant – car si l’humour est pour lui une façon de se protéger contre la violence, il est aussi une arme contre ceux qu’il opprime.
Mais, et c’est là une des qualités de ce film, qui montre sans pathos ni grands sentiments les lois de la cité, Chris, on ne le condamne pas tout à fait. Car on saisit que le monde dans lequel il est quotidiennement plongé produit inexorablement des êtres comme lui, qui pensent qu’on peut contenir la violence par la violence – et qui y a recours parce qu’il a peur qu’en faisant preuve de douceur et d’empathie, il perde le respect. Après une séquence de festivités collectives célébrant la victoire de l’équipe de France en finale de la coupe du monde, l’on se retrouve vite plongé dans l’entropie de la banlieue, suivant le quotidien des trois keufs. D’abord, les deux nouveaux coéquipiers familiarisent le nouveau avec le quartier, se paient de sa tronche, lui font, comme on dit, le tour du propriétaire. Sauf qu’en guise de propriété, c’est un monde désordonné qu’ils lui font voir. Quand des gitans apparaissent pour réclamer un lionceau qu’on leur aurait enlevé, le trio prend en chasse Issa, un gamin doué pour foutre la merde dans la cité, et quand l’un d’eux commet une bévue filmée de surcroît par le drone de Buzz, un gosse solitaire qui filme tout (surtout les filles qui se déshabillent), les choses ne tarderont pas à s’envenimer.
Filmant grosso modo une tranche de vie de 24 heures dans la vie de Stéphane, le film respecte l’unité de lieu (la banlieue), d’action (un motif: lutter contre la criminalité) et de temps (lesdites 24 heures) de la tragédie classique pour, contrairement aux pièces de théâtre qui firent la mode du 17e siècle, montrer que c’est ici une tragédie quotidiennement recommencée, qui ne peut pas tenir dans cette unité temporelle parce que c’est là une découpe qu’on pourrait faire tous les jours sans que la dureté du quotidien, l’absence d’espoir et le conditionnement criminel, en soient changés. Pour son premier long métrage, Ladj Ly transcende en fiction un travail documentaire entrepris de longue date – cette banlieue, il la connaît pour y vivre, il l’a filmée toute sa vie et la plupart des épisodes du film, y compris la disparition du lionceau, il les a ou bien observés, ou carrément vécus.
Rythmé en diable, „Les misérables“ réussit à être à la fois naturaliste dans son portrait de la banlieue tout en développant une esthétique bien à lui – point de rap français, mais une bande-son électro qui épouse à merveille les travellings. Le petit gamin et son drone qui enregistre tout, c’est l’œil foucaldien de la caméra qui surveille transformé en moyen d’observation et de contrôle de tous par tous, c’est la réappropriation d’une once de pouvoir par ceux d’en bas grâce au développement technologique, même si, en fin de compte, la technologie ne devient qu’un nouvel élément de lutte dans une cité d’où la politique a depuis longtemps déserté, laissant police et habitants se démerder entre eux.
„Les misérables“, de Ladj Ly, en compétition, 4/5
Sorties de route
Que „Bacurau“ (par Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles) dépasse le simple portrait d’un village du Nord-Est brésilien coupé du monde tel que, la première demi-heure le laisse croire, le film nous le souffle quand il nous indique que l’action se déroule dans un futur proche et spéculatif. Quand Teresa (Bárbara Colen) retourne à son village natal pour l’enterrement de sa grand-mère, la matriarche Carmelita, son chauffeur doit esquiver un accident routier étrange, qui a fait se renverser un fourgon transportant des cercueils. Après quelques 40 minutes d’un portrait juste mais sans surprise d’une existence partagée entre le dénuement (l’approvisionnement en eau est défaillant) et percée de la globalisation (l’omniprésence des portables), la menace qui planait dès le départ sur la communauté se précise quand le professeur du village apprend que le village de Bacurau a été effacé de la carte digitale.
Cette angoisse ontologique très borgésienne n’a pas le temps de faire son effet que deux motards en couleur fluo, un camion-citerne criblé de balles et un massacre sanguinolent à l’extérieur du village amènent l’action, dans une coupure narrative radicale, vers un repaire de tueurs occidentaux qui, à l’écoute d’ordres qu’on leur murmure à l’oreille et accompagnés par une soucoupe volante miniature, pratiquent une sorte de „Hunger Games“ qui n’aurait pas détonné dans une des dystopies de Richard Bachman (alias Stephen King) mais qui prend ici de très claires couleurs raciales et hiérarchiques puisqu’il s’avère que des Blancs venus d’Europe et d’Amérique planifient l’éradication radicale d’un village appauvri dans la sertão.
Ce qui frappe, c’est que „Bacurau“ en finit avec cette tendance finalement très occidentale d’un personnage principal dont on suivrait le parcours au détriment et à l’exclusion des autres, comme si dans la vie, il y avait des existences qui vaudraient plus la peine d’être racontées que d’autres. Dans „Bacurau“, la caméra est braquée sur la collectivité du village. Et c’est grâce à l’agissement de cette collectivité que les habitants parviendront à tenir en joue les envahisseurs fascistes, tout comme c’est leur mode de vie, qui prône le surréalisme, qui fera se perdre les rationalistes monstrueux dans un dédale fantastique.
Le film part dans plein de sens à la fois – thématiquement, ça parle de lutte contre un pouvoir oppresseur et corrompu (le film a été réalisé avant l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro), du quotidien d’un village rural qui ne peut tout à fait échapper à la mondialisation, du sentiment d’effacement que la politique impose aux communautés décentralisées, du retour des fascismes qui sont contrées mode vie magique, surréel, qui prône la sortie de soi.
Esthétiquement, c’est tout aussi bigarré puisque le western y côtoie la science-fiction dans un environnement parfois très naturaliste, le mélange des genres aboutissant à un film dont le postmodernisme assumé paraîtra parfois un peu caduc (alors même que la trame est située dans un futur proche). Ce côté fourre-tout a des répercussions sur la construction dramaturgique du film, qui parfois, surtout quand les deux réalisateurs s’intéressent au mode de vie des méchants, peut paraître décousu, défaillant. Pourtant, c’est peut-être là encore une lecture selon des codes narratifs qu’on nous a endoctrinés et dont les réalisateurs nous incitent à lâcher les brides.
„Bacurau“, de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, en compétition, 3/5
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