Artistes entre Luxembourg et Berlin / Jeff Weber: „La photographie en soi n’existe pas“
Le parcours exceptionnel de Jeff Weber l’a mené un peu partout dans le monde au gré des expositions qui ont présenté son travail (Carré d’Art – Musée d’art contemporain de Nîmes, la Galerie Erna Hecey …), des résidences (Jan van Eyck Academie à Maastricht …), des nombreuses publications autour de ses œuvres (Roma Publications …) ou encore des projections de ses films (Anthology Film Archives à New York …).
Aujourd’hui, Jeff Weber partage son temps entre Berlin et New York. „Les deux villes sont des polarités, mais elles ont toutes les deux d’excellents musées et galeries, New York évidemment plus que Berlin. New York a un vaste champ social, on y rencontre énormément d’artistes, et l’accès à des collections historiques y est plus important qu’à Berlin. Je trouve difficile d’être artiste sans ce genre d’environnement qui offre la possibilité de se mettre en rapport avec diverses tendances de l’histoire de l’art, et de maintenir ainsi un dialogue.“
Souvent, ce qu’on croit être une ,bonne idée‘ un jour s’avère le lendemain être le contraire et fait place à autre chose, qui est plus ancré dans la durée: l’inconscient se révèle par le travail plutôt que dans un présent immédiat
En ce moment, Jeff Weber mène trois projets de front. „Le premier est la documentation de la collection d’objets culturels du cinéaste d’avant-garde viennois Peter Kubelka, avec qui j’entretiens de très bons rapports. Depuis 1974, il collectionne des objets culturels qu’il considère comme une extension, une continuation de sa pratique cinématographique. Et en parallèle, je travaille sur une exposition en Chine pour 2025 qui se fonde sur un poème de John Ashbery: The History of Photography, dans Parallel Movement of the Hands. Une façon de poursuivre l’exploration des points de rencontre et d’intrication entre une mémoire collective et une mémoire individuelle. Enfin, le troisième projet est cinématographique, et implique une continuation de mes films abstraits en 35mm Untitled (Neural Networks). Il est lié au groupe de recherche Thinking Tools à l’Académie Royale des Beaux-Arts d’Anvers et s’inscrit sur le long terme et en collaboration avec deux chercheurs: l’un du Donders Institute for Cognitive Neuroimaging aux Pays-Bas, et l’autre du Picower Institute au MIT à Boston.“ Dans ce dernier opus, Jeff Weber réfléchit à la façon dont nous percevons les images, à un moment où la technologie informatique engendre une transformation massive de nos comportements psychosociaux: „Je trouve que l’intersection des domaines de l’intelligence artificielle et des neurosciences est profondément pertinente pour comprendre le rôle et le fonctionnement de l’image dans un contexte contemporain.“
Un appartement abandonné
Pour chacun de ses projets, Jeff Weber élabore une pensée complexe, profonde et philosophique. A la question de savoir si le travail créatif peut être spontané, Jeff Weber rétorque: „Il n’y a pas vraiment de chefs-d’œuvre spontanés dans l’histoire de l’art. La plupart du temps, il s’agit de longues années de méditation et de travail qui aboutissent peut-être in fine à quelque chose qui pourra avoir l’air d’être spontané. Souvent, ce qu’on croit être une ,bonne idée‘ un jour s’avère le lendemain être le contraire et fait place à autre chose, qui est plus ancré dans la durée: l’inconscient se révèle par le travail plutôt que dans un présent immédiat. Ma façon de travailler avec la photographie pourrait se résumer ainsi, dans un cadre que je définis comme An Attempt at a Personal Epistemology (selon le titre de son livre, paru chez Roma Publications en 2018, à la suite de son projet de la Kunsthalle Leipzig, NDLR). C’est un projet qui durera le temps de ma propre vie. Il sert à décrire une méthode dialectique et anti-conceptuelle qui se fonde sur l’expérience personnelle et l’outil photographique. C’est par le travail sur l’image, également dans sa forme matérielle, que les idées émergent et se cristallisent, plutôt que l’inverse. Le projet de la Kunsthalle Leipzig a joué un rôle important dans cette démarche.“
En 2013, à Leipzig, Jeff Weber rénove un appartement abandonné, pour le transformer en project space: la Kunsthalle Leipzig. „Cela m’a permis d’initier un cadre pour pouvoir établir un rapport au travail d’autres artistes, à travers la documentation photographique. Il faut comprendre que la photographie en soi n’existe pas. Par sa nature, elle dépend toujours d’un contexte ou d’une identité autre. En ce sens, la photographie peut être tout ce qu’on élabore avec elle – ce qui est en gros le projet que je mène. C’est cela que j’ai voulu souligner par le projet de la Kunsthalle Leipzig: le désir d’établir un contexte autre, de me soumettre à une forme d’altérité et de m’en servir pour générer des images.“
Humour subtil
Lors de l’exposition „Making Of“ en 2012 au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, les artistes invités étaient tenus de travailler dans un espace ouvert aux yeux de tous. „L’idée de l’exposition consistait à mettre en vitrine l’artiste et le processus de travail, ce qui était bien sûr d’une énorme naïveté, car le processus créatif n’a jamais lieu de face, mais toujours dans le dos, y compris de l’artiste qui travaille.“ Jeff Weber, lui, choisit de se couper du regard des visiteurs en installant et fermant la porte sur son atelier, en recréant ainsi un espace privé, une „chambre à soi“. „Le concept de cette exposition au Casino était très caractéristique du rapport paternaliste qu’on entretient avec l’artiste au Luxembourg. J’ai trouvé cela immoral et je m’y suis donc opposé en fermant la porte. Je ne veux avoir personne autour de moi qui me suive lorsque je travaille, surtout pas des personnes que je ne connais pas. Je trouve ce besoin d’une sphère privée absolument normal pour tout artiste soucieux de cultiver une rigueur dans son activité, notamment une rigueur de pensée. J’ai alors essayé d’échapper à ces contraintes imposées, tout en essayant d’en tirer quelque chose. Je me suis retiré, puis j’ai travaillé à une exposition à part, pendant trois mois, avec un groupe d’artistes que j’avais choisi. Et lors de la dernière semaine de ,Making Of‘ au Casino, j’ai rouvert la salle avec une exposition aboutie quasi clandestine qui s’appelait A Private View. Au même moment, cela a marqué le début de la Kunsthalle Leipzig en tant qu’idée et projet, avec une exposition à la fin de chaque phase collaborative entre 2013 et 2017.“
L’humour subtil de Jeff Weber transparaît dans certaines de ses œuvres, comme le film Hopfrog (a.k.a. Ted), portrait d’un chien Teckel. „Hopfrog était une blague, qui faisait référence à la nouvelle d’Edgar Allan Poe du même titre, l’histoire du bouffon d’un roi particulièrement cruel, qui se termine en terrible revanche contre ce roi, et en même temps expose le mécanisme sous-jacent d’une blague: le refoulement, suivi d’un éclat ou d’un déraillement soudain et inattendu, à cause d’une accumulation de tension. Ce qui reflète bien sûr aussi la situation et la fonction de l’artiste dans une société. Dans ce sens, j’ai toujours admiré les artistes qui parviennent à créer une œuvre qui puisse en même temps fonctionner comme une bonne blague, et son contraire. Il y a quelques jours, j’ai vu au MoMA une œuvre de Martha Wilson qui fonctionnait ainsi. Mais je pense aussi à des artistes comme Howard Fried ou Mike Kelley. Dans la sphère actuelle par contre, j’ai l’impression que l’humour dans l’art est plutôt non existant. S’il y en a, il est souvent tendancieux et expose un parti pris, en fonction d’une réflexion préconçue et académique. Tout est tellement sérieux. Même l’idée de réussite comme condition nécessaire à l’existence de l’œuvre complète d’un artiste n’est plus remise en cause!“
Série
Cet article fait partie de la série „Artistes entre Luxembourg et Berlin“, dans laquelle notre correspondante Amélie Vrla présente des artistes luxembourgeois-es vivant à Berlin.
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