Thomas Demand au Jeu de Paume à Paris / La fiction à l’épreuve du réel
Thomas Demand, artiste et photographe allemand né en 1964 à Munich, nous immerge dans un processus étonnant, une rémanence du réel à travers des photos qui restituent quelques lieux emblématiques dépouillés de présences humaines, comme un contexte dans lequel projeter notre inconscient collectif et reprendre individuellement le fil d’une narration.
Thomas Demand use d’un procédé inouï pour créer une image à rebours de toutes les images télévisées. Il puise dans les événements marquants de l’histoire, de ces événements qui nous affectent et bénéficient d’un système de présentation ou d’évocation formaté, presque ritualisé. Plongés dans l’exposition, chaque salle propose un environnement particulier où les photographies de grand format semblent flotter. Les lieux photographiés comportent quelques particularités étranges, les prises électriques n’ont pas de trous, les classeurs et les livres présentent une tranche blanche et lisse. Il s’agit de maquettes. Thomas Demand les a minutieusement créées en laissant quelques particularités qui permettent de les identifier. Ces maquettes, il les photographie avant de les détruire. Répétons-le, les lieux sont vides de présence humaine. Le goût de l’objet et du cadre – l’image est très structurée et précise – fait penser à une séquence filmique, à l’espace d’un roman, notamment le Nouveau Roman pour sa minutie de la description et du détail. La rémanence de l’histoire, depuis cette photo et l’espace ouvert d’une maquette désormais détruite, nous permet de reconsidérer autrement l’histoire et les espaces auxquels Thomas Demand fait allusion.
Le goût de l’objet et du cadre – l’image est très structurée et précise – fait penser à une séquence filmique, à l’espace d’un roman, notamment le Nouveau Roman pour sa minutie de la description et du détail.
„Ce qui est nécessaire à la pensée“
Pour la série Refuge (2021), Thomas Demand présente des espaces domestiques stéréotypés, ceux d’une chambre d’hôtel. Il s’agit de la chambre à Cheremetievo, en Russie, dans laquelle Edward Snowden, le lanceur d’alerte, aurait vécu, au moment où il tentait d’échapper aux autorités américaines. Que le décor soit froid, lisse, avec cette imperfection relevée plus haut de prises électriques sans trou, donne un aspect fictionnel à la photo et à l’événement et, par ce biais, nous permet de l’approfondir. Ces espaces semblent contenir la présence/absence de Snowden, et l’histoire, dépouillée de l’anecdote, nous mène à l’essentiel. La chambre est un lieu de cache. À partir de ces éléments, l’histoire résonne autrement, l’image devient précieuse. Le spectateur prend conscience de ce qui a pu se tramer, des enjeux de la situation. Alors qu’auparavant, pour un tel événement, il se contentait d’informations télévisées. Thomas Demand fait le prodigieux acte d’inverser le propos et de faire de la photo, à partir d’un réel réélaboré, le point de départ d’une narration plus proche, car consciente. Pour en revenir à la série Refuge, Demand est radical dans ses points de vue. Le lit semble coincé contre le mur, comme dans une cellule, la lumière est blafarde, un boîtier d’alarme d’incendie rouge est le seul élément coloré. Un tel contexte devient étouffant et angoissant, la notion de danger est claire, et l’on peut penser également, pour ce fond d’angoisse, à des séquences filmiques d’Hitchcock. Le réel à l’épreuve de la photo prend alors son ampleur.
Dans un entretien avec le cinéaste et auteur de fiction Alexander Kluge, Thomas Demand fait le constat que les événements nous parviennent par la sphère médiatique, nous n’en avons pas l’expérience immédiate. „Avant tout, écrit Thomas Demand, il faut garder en tête que l’image n’est pas la chose réelle. C’est une chose souvent négligée dans l’art politique où l’on confond une déclaration politique avec l’image d’une déclaration politique. Si je produis une image du 11 septembre, je ne dis rien du 11 septembre. (…) Pour paraphraser Magritte, une peinture ne peut pas représenter une pensée, elle peut seulement nous montrer ce qui est nécessaire à la pensée. Donc cette distinction entre mon travail et l’incident ou l’événement historique auquel il fait référence a à voir avec la différence très nette entre les deux, avec la distinction entre l’événement, l’image de l’événement et l’image qui en est tirée.“
Une mise à distance de la narration
Travailler de ses mains, en confectionnant des maquettes, est une façon pour Thomas Demand de s’emparer de l’événement, d’en trouver les détails. Détruire ladite maquette procède d’une mise à distance salutaire de cette narration, une distance nécessaire à l’élaboration de la pensée. Des photographies de grandes dimensions, sous le titre d’Histoires inquiétantes, regroupent des scènes en marge de moments historiques. Nous découvrons des images archétypales, comme la passerelle aéroportuaire empruntée par le pape Jean-Paul II, le bureau de vote où furent recomptés les bulletins pendant l’élection présidentielle américaine, par ailleurs très contestée.
Dans une autre série, Thomas Demand change radicalement d’échelle. Il se sert de photos prises avec son téléphone pendant ses promenades, pour réaliser des maquettes et mettre en avant des détails qui font partie de notre quotidien et donnent des indices précieux sur notre société. Les images qui en résultent oscillent entre absurdité et mélancolie. Il s’agit, entre autres, d’un chewing-gum collé sur une bouche d’aération, d’un pot de plastique planté dans une clôture grillagée.
Le rapport particulier à l’espace et à l’imaginaire que l’événement suscite, la complexité des trames que Thomas Demand parvient à tisser, rendent cette exposition extraordinaire.
Info
Thomas Demand
„Le bégaiement de l’histoire“
Jusqu’au 28 mai 2023
Jeu de Paume
1, place de la Concorde
75001 Paris
www.jeudepaume.org
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