Théâtre / La vérité, c’est du détail
Depuis le très beau (et infiniment triste) „The Father“, Florian Zeller a atteint une notoriété mondiale. Pour sa dernière production de la saison, le TOL, hébergé par le „Kinneksbond“, adapte son „Mensonge“, une comédie grinçante sur la vie en couple.
Le philosophe grec Épiménide disait jadis que tous les Crétois étaient des menteurs. Seul petit hic: Épiménide étant lui-même crétois, son assertion s’en trouvait invalidée. En revanche, s’il mentait en disant que tous les Crétois étaient des menteurs, cela voulait dire qu’il disait la vérité. Or, s’il disait la vérité, cela impliquait qu’il mentît.
Cette boucle logique s’appelle le paradoxe du menteur. Et ce paradoxe a non seulement constitué un casse-tête pour des philosophes analytiques comme Bertrand Russell ou le mathématicien Kurt Gödel: il est au cœur du problème de la vérité, du mensonge et de la relation que nous entretenons avec autrui.
Car dans la vie, il y a des situations où vérité et mensonge s’entrelacent, où les deux se côtoient. Et il y a la situation pérenne, où c’est presque toujours le cas: il s’agit du couple. Dans le couple, deux êtres humains se retrouvent souvent seuls entre quatre murs. C’est là que la vérité en prend un coup: la plupart du temps – l’épistémologie le confirme – la vérité est établie selon un consensus démocratique. Or, en cas de désaccord, quand il n’y a que deux personnes, il n’y a point de consensus démocratique. Deux versions coexistent sans qu’on puisse savoir laquelle prévaut. Le couple est un royaume de la fiction – et il est un festin pour le théâtre.
Pour ceux qui auraient décroché après ce court excursus philosophique (et qui ne liront donc plus ce qui suit): dommage, car la pièce de Florian Zeller formule bien mieux toutes ces réflexions – et en fait une comédie grinçante sur le couple. Alice (Véronique Fauconnet) et Paul (Olivier Foubert) sont censés dîner avec Michel (Raoul Schlechter), le meilleur ami de Paul, et son épouse Laurence (Colette Kieffer). Cependant, Alice se rétracte, demande à Paul de tout annuler en prétextant une présentation au boulot. Connaissant sa femme, Paul creuse – et trouve: le jour même, en allant faire du shopping, Alice aurait vu Michel embrasser une autre femme. Paul n’y voit pas d’inconvénient – il ne faut en aucun cas se mêler de ce qui ne les regarde pas. Alice est choquée – si la délicatesse, comme Paul l’appelle, consistait à mentir aux gens qu’on aime afin de leur épargner une vérité qui fait mal, elle s’en passerait bien, de cette indélicate délicatesse.
S’affrontent alors deux attitudes épistémologiques différentes: d’un côté, il faudrait bercer l’autre dans l’illusion que tout un chacun est fidèle jusqu’à la mort et de l’autre, il faudrait faire connaître à son partenaire toutes les sombres aspérités du réel – et de nos psychés de prédateurs insatiables.
Une fois Michel et Laurence partis, Alice et Paul s’enfoncent dans une discussion sur la fidélité, le mensonge et la vérité dans un couple: que faut-il dire, que faut-il taire? A tout dire, ne risque-t-on pas de détruire le pacte de confiance sous-jacent à tout couple – mais à tout taire, ne tombe-t-on pas dans le même écueil? Puisque, comme l’a montré Proust, les mensonges sont toujours démantelés: par un récit qui ne tient pas debout ou à cause d’un détail qui fait tache – parce que nous ne contrôlons pas les fictions que nous tissons au quotidien.
Le mentir-vrai
Pour sa mise en scène, Aude-Laurence Biver a pris le parti d’entamer la pièce sur le mode de la comédie dramatique que le TOL a coutume de présenter, avec son milieu un peu bobo et des personnages campés sur leurs positions rhétoriques, qui surjouent pour antagoniser.
Pourtant, au fur et à mesure que la narration se poursuit, la metteure en scène introduit des dissonances et fait dérailler le ton un peu prévisible du texte (on pense au „Dieu du carnage“ de Yasmina Reza), la pièce finissant par être de plus en plus grinçante, avec un rire qui se jaunit dans la deuxième moitié de la pièce et une bande-son qui joint la mélancolie d’un Yann Tiersen au ton caustique du texte.
Évidemment, la mise en abyme s’impose, puisque, comme l’a dit Erving Goffman, on joue tous du théâtre dans nos vies quotidiennes – et surtout dans nos vies en couple. Le défi de la pièce était donc de rester crédible, sur un plan naturaliste, tout en mettant à nu la théâtralité qui gouverne nos vies relationnelles.
Sur fond d’une bande sonore quelque peu électro, qui rappelle donc parfois les miniatures mélancoliques d’un Yann Tiersen, le badinage initial déraille pour montrer les affres de la relation de couple, la pièce interrogeant, au-delà des considérations (parfois un peu simples) sur la vérité et le mensonge, la raison pour laquelle des êtres qui s’aiment peuvent se faire autant de mal. Comme dans une pièce de Molière, les gens s’avèrent être tantôt de piètres, tantôt d’ingénieux menteurs, pour qui le quiproquo n’est pas une figure de style, mais un mode d’existence.
Personne n’est honnête, chacun se ment: sur scène (la belle „scéno“ est signée Marco Godinho), quatre mannequins et quatre pans de mur illustrent de façon un peu trop appuyée le propos sur les faux-semblants et les arrangements que chacun fait avec la vérité. Ainsi, les quatre pans de mur se révéleront être le revers de miroirs que les personnages escamotent afin de se voiler la face eux-mêmes.
Si c’est parfois un tantinet surjoué (la chorégraphie des acteurs met en évidence des aspects déjà contenus dans le texte), que les personnages campent par trop des postures rhétoriques (en cours de route, Zeller inverse le jeu, mais c’est là encore trop prévisible), et que le texte joue trop sur les clichés de genre, „Le mensonge“ interroge avec brio le consensus sur lequel reposent nos relations avec autrui – et nous fait ressentir comment différentes versions du réel peuvent s’entrechoquer dès lors que nos émotions sont investies.
La pièce sera encore jouée au „Kinneksbond“ aujourd’hui, jeudi, vendredi et samedi à 20 heures. La dernière représentation aura lieu le dimanche à 17 heures.
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