Penser la crise avec la littérature / Le langage de la fin, la fin du langage: comment exprimer la fin du monde?
Jamais l’imaginaire de la fin n’était autant à la mode que de nos jours. Entre accidents nucléaires, pandémies ravageuses ou catastrophes nucléaires, l’imaginaire de la fin est aussi varié que les paysages en ruine qu’il évoque sont monotones. Le Tageblatt a passé des jours dans les mondes de cendres et de débris des romanciers contemporains pour décortiquer les phénomènes récurrents du sous-genre … et vous faire comprendre que la fin du monde, la vraie, ça n’est pas encore pour demain.
Ici vous trouvez le troisième article de la série.
Non seulement les fictions post-apocalyptiques parlent dans le vide – puisqu’il n’y a en théorie plus de public pour les écouter –, mais les mots qu’ils utilisent pour exprimer la fin sont bien souvent en décalage avec le réel qu’ils désignent, puisque, pour la plupart du temps, ces auteurs ont recours au langage de notre monde pour décrire un futur grandement changé. Or, si ce futur diffère fondamentalement de notre réel, le langage, qui est notre façon d’être dans le monde, de le ressentir, de nous l’approprier, devrait en ressortir modifié lui aussi.
Les fictions post-apocalyptiques les plus intelligentes en tiennent compte et expriment cet état des choses de façon plus ou moins conséquente: dans „Station Eleven“, la Symphonie Itinérante traverse les plaines mornes du désert qu’est devenu le monde pour jouer du Shakespeare et du Beethoven devant des décombres de la civilisation. C’est poétique et anachronique à souhait – et les acteurs et musiciens le savent, qui essaient de sauver un dernier lambeau de culture dans un monde où il n’y a plus d’électricité, donc plus d’archives digitales. Quant aux archives physiques, il est à gager que, comme dans „In the Country of Last Things“, elles aient servi à nourrir le feu indispensable pour ne pas mourir de froid (rappelons que c’est un roman canadien).
Si le garçon dans „The Road“ répète sans cesse à son père qu’ils „portent le feu“, la Symphonie Itinérante porte le feu de la culture, façon non seulement d’amener un peu d’élégance dans un monde qui est venu à en manquer cruellement, mais aussi de créer des échos avec le monde d’antan – en jouant „Songe d’une nuit d’été“, les acteurs réalisent que la pièce fut écrite en 1594, „l’année où les théâtres londoniens avaient rouvert leurs portes après deux saisons de peste“. Lisant cela, le lecteur contemporain pensera irrémédiablement à la situation actuelle – ainsi, Emily St. John Mandel construit (sans avoir pu en être consciente au moment de la rédaction, en 2013) une triple temporalité, reliant, comme c’est aussi le cas dans „De profundis“, passé, présent et futur à travers un de ces (mal)heureux accidents du littéraire.
Comment exprimer la fin du monde?
D’autres œuvres interrogent plus concrètement les évolutions linguistiques dans le monde après l’apocalypse: quand l’objet auquel un mot réfère disparaît, le mot devient un signifiant vide, une enveloppe linguistique sans contenant, qu’on pourra se répéter à voix haute par fascination pour la sonorité mais qui n’aura pas plus de sens que de la poésie dadaïste. Comme l’exprime Anna Blume dans „In the Country of Last Things“: après la disparition des choses restent d’abord les souvenirs. Or untel gardera en mémoire, tel le personnage d’Elli Kronauer dans „Terminus radieux“, le nom des plantes alors qu’un autre se remémorera différents types d’avion. Après la disparition des choses reste une ribambelle de souvenirs subjectifs, qui s’entrecoupent partiellement, avant que l’oubli ne vienne recouvrir la mémoire des choses, puis celle des mots.
C’est cette indifférenciation des mots devenus de pures sonorités qui intéresse Anna Blume: „Comment parler à quelqu’un d’avions, par exemple, s’il ne sait pas ce qu’est un avion? C’est un processus lent, mais inéluctable, d’effacement. Les mots ont tendance à durer un peu plus que les choses, mais ils finissent aussi par s’évanouir en même temps que les images qu’ils évoquaient jadis. Des catégories entières d’objets disparaissent – les pots de fleur, par exemple, ou les filtres de cigarettes, ou les élastiques – et pendant quelque temps on peut reconnaître ces mots même si on en peut plus se rappeler ce qu’ils signifient. Mais ensuite, petit à petit, les mots deviennent uniquement des sons, une distribution aléatoire de palatales et de fricatives, une tempête de phonèmes qui tourbillonnent, jusqu’à ce qu’enfin le tout s’effondre en charabia.“
Si au début fut le verbe, à la toute fin, quand les choses ont pris fin, restent des mots, des borborygmes, des survivances, des réflexes linguistiques qui résonnent dans le vide d’un monde charbonneux. „L’ouragan emporte aussi le nom de l’orang-outan, et voici notre langue orpheline à son tour, car le signe ne survivra pas longtemps au singe, ou si peu, si mal, pour quelques érudits bègues, quelques amateurs de dictionnaires“ – et Chevillard de citer l’exemple du dronte, que tout un chacun, depuis son extinction, se contente d’appeler dindon.
Asséchement ou exubérance?
Certains auteurs accompagnent la dérive du monde par une dérive linguistique, leur langage se racornissant, s’asséchant, la langue au final réduite à l’état de squelette, la syntaxe devenue âpre, cendreuse là où d’autres dressent l’inventaire du monde en ruine en redoublant d’inventivité, faisant preuve à la fois d’une fascination un peu morbide pour le monde en cendres et titillant l’imaginaire du lecteur mis à l’épreuve de concevoir un monde qui diffère totalement du nôtre: puisqu’il ne s’agit plus de décrire le monde que nous connaissons déjà, l’auteur ne peut guère s’appuyer sur des béquilles cognitives – inutile de nous dire à quoi ressemble un carton de lait, on connaît, il suffit d’écrire „elle sortit la brique du frigo“ et on aura compris.
Il doit donc dérouler un langage plus ample pour décrire l’inconnu – ou alors il s’appuie sur l’habitus d’un lecteur qui connait le genre de la fiction post-apocalyptique et s’est donc, au fil des lectures, constitué une encyclopédie à même de lui familiariser les altérités de l’univers qu’il rencontre (Richard Saint-Gelais parle de xéno-encyclopédie), l’auteur pouvant alors faire l’économie de certaines descriptions typées. Ainsi Emmanuelle Pirotte n’a-t-elle pas besoin de décrire en longueur le dispositif de cybersex auquel a recours son héroïne – le lecteur saura, à partir d’une description elliptique, reconstituer par lui-même le dispositif technologique.
D’ailleurs, comment décrire l’informité d’un monde réduit en cendres – et à quoi bon? Dans „The Road“, le monde que l’homme et son fils arpentent est devenu muet: „Ils commençaient à rencontrer de temps à autre de petits cairns de pierres au bord de la route. Il y avait des repères dans une langue de gitans, des signes de pistes inutiles.“ Plus loin surgit „un sourd grondement lointain. Pas de tonnerre. On pouvait le sentir sous les pieds. Un bruit sans référent donc sans description“. Au contraire d’Anne Blume, l’homme se contente de constater le délitement linguistique: de nouveaux phénomènes accompagnent la fin du monde, qu’il ne se donne plus la peine de baptiser. A quoi bon, d’ailleurs: ce n’est que dans une communauté que la création langagière fait sens.
L’humour du désastre
Si le langage reste important, c’est que c’est par son biais que nous parvenons à transcender le désespoir de la situation en quelque chose de non pas lumineux mais de simplement supportable – c’est ce qu’Antoine Volodine appelle l’humour du désastre. Chez Volodine, le langage permet de guider les personnages décédés dans le bardo, le royaume de la mort – mais il permet aussi, quand tout est déjà perdu, de rire à la face du désespoir et de se divertir le temps d’attendre la sentence de la mort.
Dans un opus de Lutz Bassmann (l’un des quatre hétéronymes sous lesquels publie Volodine), une série de chapitres est intitulée „Pour faire rire …“. Les histoires y racontées sont grotesques, sombres, cruelles et drôles à la façon dont les textes d’un des premiers auteurs post-apocalyptiques – je nomme Samuel Beckett – le sont. Car à relire „En attendant Godot“, on se rend compte que tout y est déjà: le minimalisme du décor, la brutalité – et cet humour qui seul nous sauve de la sauvagerie ontologique (nous ne venons au monde que pour mourir), sociale (l’homme est de nature violente) et économique (nous vivons dans un système qui, bien que créé par l’homme, nous exploite).
En riant de la fin du monde, en créant des univers de la fin où brillent, comme dans „Sans l’orang-outan“, de malicieux et poétiques calembours, on fait bien comprendre qu’elle n’est qu’un artéfact linguistique – car dans le réel, de telles choses ne sont jamais drôles. D’ailleurs, au début de la pandémie actuelle, les blagues circulaient sur les réseaux sociaux. Maintenant, on rigole moins, d’un parce qu’elles n’étaient pas très bonnes, ces blagues, et de deux, parce que la situation prête moins à la franche rigolade. C’est pourquoi nous raffolons de fictions post-apocalyptiques – malgré toute la noirceur qui y règne, la beauté et l’humour n’en sont pas bannis. Elles en sont même un moteur essentiel – et suggèrent implicitement que, si le monde restera beau après la mort du dernier homme, il n’y aura plus personne pour en rire. Et si nous n’avons réussi qu’à ça – à faire rire le monde – notre passage sur Terre n’aura pas été complètement vain.
Imaginer la fin
Dans cette série, nous avons présenté une sélection non-exhaustive de fictions apocalyptiques. Parce que leurs narrations sont très souvent similaires, nous nous sommes focalisés sur des sujets récurrents et avons analysé à tour de rôle (1) quels mondes ces fictions décrivent, (2) quels modèles sociétaux persistent, (3) quelles formes alternatives de la narration se constituent et (4) quelle fonction le langage continue à assumer quand le monde tombe en ruines.
Les livres
Fictions:
Paul Auster, „In the Country of Last Things“, Penguin, 1987
Eric Chevillard, „Sans l’orang-outan“, Editions de Minuit, 2007
Sophie Divry, „Trois fois la fin du monde“, Notabilia, 2018
Thomas Flahault, „Ostwald“, Editions de l’Olivier, 2017
Richard Matheson, „I am Legend“, 1954
Cormac McCarthy, „The Road“, Alfred A. Knopf, 2006
Emmanuelle Pirotte, „De profundis“, le cherche-midi, 2016
Emily St. John Mandel, „Station Eleven“, Alfred A. Knopf, 2014
Antoine Volodine, „Dondog“, Editions du Seuil, 2002
Antoine Volodine, „Terminus radieux“, Editions du Seuil, 2014
Essais:
Bertrand Gervais, „L’imaginaire de la fin: logiques de l’imaginaire, tome 3“, Le Quartanier, 2009
Richard Saint-Gelais, „L’empire du pseudo – modernités de la science-fiction“, Editions Nota Bene, 1999
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