/ Le parasitisme comme art de survie
Nous passons en revue les derniers films de la compétition – et analysons „Parasite“, qui vient de décrocher la Palme d’or à Cannes.
Parasite“ de Joon-Ho Bong suit donc „Shoplifters“ de Hirokazu Kore-eda (Palme d’or 2018) dans l’affirmation d’un cinéma asiatique fort et important. Faisant d’abord voir la situation d’une famille coréenne qui vit dans une pauvreté révoltante, le film raconte avec un humour noir et acerbe la tentative d’émancipation (et d’enrichissement) de cette famille quand le jeunot de la famille se voit devenir le précepteur d’anglais d’une jeune Coréenne bourgeoise vivant dans une maison somptueuse.
Profitant de la naïveté de la jeune mère de famille, le jeune homme fera placer sa sœur, puis ses parents dans cette famille, qui y prendront des rôles de domestiques sans que la famille aisée ne sache qu’elle est en train de se faire parasiter – tel semble être le plan – par une deuxième famille, qui cache à ses employeurs les liens génétiques qui les unissent. Alors que les quatre membres du clan semblent enfin vivre (pour moitié du temps) dans une belle maison – comme esclaves domestiques – le spectateur aura vite fait de se demander qui parasite qui.
Vous raconter les revirements qui font basculer ce film d’abord hilarant dans quelque chose qui ne fera que jaunir nos rires serait vous gâcher le plaisir. Sachez juste que ce film, révoltant quand il dépeint l’immixtion de la très grande richesse et la classe des démunis désolidarisées, l’esclavage auquel le capitalisme nous soumet tous, est à découvrir pour la puissance d’une critique sociale en forme de coup de poing (parfois un peu trop voyant, certes), son humour ravageur et caustique, ses acteurs, brillants, l’empathie, la polysémie de la lecture qu’on peut en faire, son art de la métaphore et son langage filmique captivant.
Baigneuses et oies sauvages
Autre film asiatique, „Le lac aux oies sauvages“ commence par un rendez-vous nocturne entre deux inconnus: une jeune femme, style garçon manqué, annonce à un homme amoché que sa compagne ne viendra pas – et que c’est elle qui prend la relève. Dans une suite d’analepses, le spectateur en apprend plus: lui est un chef de gang traqué par la bande adverse et par la police à la suite d’une rivalité qui a abouti à la mort accidentelle d’un policier. Elle, c’est une des prostituées appelées „baigneuses“ à cause du fait qu’on peut les aborder sur la plage du lac aux oies sauvages, lieu transitoire fluctuant étrange, aux franges de la légalité, qui est assez vite au centre du film.
La tête du truand étant mise à prix, une course-poursuite vertigineuse s’ensuivra, le réalisateur Diao Yinan faisant dès lors s’enfoncer son film dans un labyrinthe visuellement impressionnant, avec des plans de toute beauté (une traque au zoo, les scènes finales dans des dédales de ruelles éclairées au néon) et des personnages auxquels, en fin de compte, on ne s’identifie qu’assez peu, le long-métrage faisant clairement passer la forme au-dessus du contenu.
Enfin, „La Gomera“ est lui aussi un néo-noir assez brutal, qui rappelle, dans son dégoulinement de sang, son sens de l’absurde et la radicalité avec laquelle certains personnages passent de vie à trépas, l’univers des frères Coen dans leur approche la plus noire („Miller’s Crossing“).
Cristi (Vlad Ivanov) est un policier corrompu, qu’on voit en début de film débarquer sur l’île de La Gomera pour y voir les mafieux avec qui il est impliqué dans un trafic de blanchiment d’argent sur lequel il doit lui-même investiguer alors même que ses supérieurs le soupçonnent et ont fait placer des caméras de surveillances dans son appartement.
Sur La Gomera, Cristi doit en outre apprendre le langage sifflé propre à ce lieu – une sorte de chant d’oiseau – pour que les truands puissent communiquer entre eux sans que la police les soupçonne. Outre des criminels sans pitié, le film (et l’intérêt de Cristi) se focaliseront sur trois figures féminines fortes: Gilda (Catrinel Marlon), l’amante d’un des chefs de la bande, dont il tombera amoureux, sa patronne, imperturbable, et sa mère, chez qui il planque ses revenus illégaux. Divisé en chapitres et oscillant entre flash-backs (en Roumanie) et narration au présent, la narration du film passera du loufoque au suspens dans une sorte de thriller à la fois noir et drôle, le tout étant, pour ne rien gâcher, joué avec une distance qui sied bien aux personnages.
Des prix pour le Luxembourg
Couronné pour deux de ses quatre coproductions, le Luxembourg sort grandi de ce festival, avec un prix d’interprétation pour Chiara Mastroianni dans (le très médiocre) „Chambre 212“ de Christophe Honoré et le Prix du jury pour le calme et poétique „Viendra le feu“ d’Oliver Laxe. N’oublions néanmoins pas, dans toute cette euphorie, que tous ces films font essentiellement briller le Luxembourg du côté financier – point de scénario, point d’acteur, point de réalisateur luxembourgeois dans ces films, couronnés ou pas.
Le palmarès
- Palme d’or: „Gisaengchung“ (Parasite), réalisé par Joon-Ho Bong
- Grand prix: „Atlantique“, réalisé par Mati Diop
- Prix de la mise en scène: „Le jeune Ahmed“, réalisé par Jean-Pierre et Luc Dardenne
- Prix du Jury (ex aequo): „Les Misérables“, réalisé par Ladj Ly, „Bacurau“ réalisé par Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles
- Prix d’interprétation masculine: Antonio Banderas dans „Dolor y Gloria“, réalisé par Pedro Almodóvar
- Prix d’interprétation féminine: Emily Beecham dans „Little Joe“, réalisé par Jessica Hausner
- Prix du scénario: Céline Sciamma pour „Portrait de la jeune fille en feu“
- Mention spéciale: Elia Suleiman pour „It must be heaven“
Logbook Episode 4: Le palmarès
Evidemment, on est content de voir que la quasi-totalité des films qu’on a aimés et qu’on vous recommande pour leur sortie en salle – car c’est ça qui est chouette aussi à Cannes: de savoir que tous ces films sortiront dans un futur plus ou moins proche – a été récompensée et le jury ne s’est pas laissé aveugler par l’enthousiasme un peu exagéré envers un Tarantino certes fort mais qui fut dépassé par pas mal d’autres films.
Il est intéressant de noter que malgré la présence des vieux maîtres (masculins) du cinéma contemporain (Ken Loach, Quentin Tarantino, Terrence Malick, les frères Dardenne, Pedro Almodóvar), les choix du jury se sont souvent portés pour des cinéastes jeunes, moins connus, féminins et pas nécessairement européens. Les choix sont porteurs d’une symbolique forte – même si on peut regretter que les films féminins forts („Atlantique“ de Mati Diop et „Portrait de la jeune fille en feu“ de Céline Sciamma) n’aient pas remporté la palme – le constat d’une palme d’or pour 71 palmes masculines, dans l’histoire du festival, reste quelque peu désolant.
Thématiquement, la métaphore de l’aliénation fut exprimée de façon ostentatoire par „The Dead Don’t Die“ de Jim Jarmusch – mais il s’agit d’un coup d’envoi pour un festival où l’altérité, la dépossession du corps, la fin des individualismes (voir „Bacurau“) en faveur d’une hallucination collective fut au centre des films retenus par le jury. Une manière de penser l’état d’un monde où le fait de se sentir aliéné (désintérêt politique, éclatement des valeurs traditionnelles et de la conception du moi) pourrait connaître une résolution dans l’empathie avec l’autre.
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