Littérature / L’écriture de l’ailleurs, un miroir du monde?
Les facilités de transport et les enjeux climatiques remettent en question les ambitions et la pertinence des récits de voyage. Retour sur un genre littéraire vieux comme l’écriture en compagnie de quatre auteurs et une autrice.
Depuis l’aube de la civilisation et des sources écrites, il existe des textes relatant des voyages: des voyages vers des contrées lointaines, inconnues et dangereuses. Chaque période historique a ses propres récits de voyage. Dans „L’Odyssée“, le poète grec Homère mêle le réel au merveilleux et au fabuleux; cette épopée renvoie à l’idée d’un véritable voyage initiatique où la recherche de soi est primordiale. Pendant plusieurs siècles, le carnet de voyage a été la porte d’entrée d’un monde étranger et inconnu. À la fin du Moyen Âge, le célèbre ouvrage de Marco Polo, „Le livre des merveilles du monde“ (1298), offre aux lecteurs européens une multitude de détails sur les sociétés d’Extrême-Orient. Un siècle et demi plus tard, ce fût le grand voyageur originaire de Tanger, Ibn Battûta, qui rapporta ses impressions, parfois un brin fantaisistes, du monde musulman, poussant ses explorations jusqu’à la Chine. Cette même Chine dont furent issus des poètes voyageurs comme Xu Xiake (1586-1641) qui, durant quarante ans, sillonna à pied l’immense Royaume du milieu, laissant de chaque périple une relation détaillée et fidèle, à la fois scientifique dans son esprit et littéraire dans son expression.
Le désir de découvrir, d’apprendre, de connaître l’autre et de s’informer sont les fondements essentiels de tout voyage. Mais découvrir l’inconnu, c’est aussi voyager à l’intérieur de soi, et l’élément autobiographique est une composante essentielle de l’écriture du voyage. Cette écriture subjective ajoute une dimension littéraire au récit de voyage, faisant la différence subtile, mais décisive avec un simple reportage: raconté sans style, comme une simple succession d’événements chronologiques, le récit n’aura que peu d’intérêt pour le lecteur. En même temps, le récit de voyage permet de faire de l’anthropologie narrative, c’est-à-dire de diffuser des connaissances au sein d’un véritable texte littéraire. Le récit s’ouvre alors à la géographie, à l’histoire, aux sciences sociales, etc.
Souvent reléguée
Cette grande variété se reflète également dans le type d’auteur du carnet de voyage: poètes, romanciers, historiens, géographes, navigateurs, ecclésiastiques … À cette variété d’auteurs correspond une pluralité de récits de voyage: de la simple observation au récit élaboré, chargé de poésie et d’émotion, le récit de voyage laisse la porte ouverte à la diversité narrative. Cette fluidité et cette disparité de la forme littéraire font cependant que les récits de voyage sont parfois relégués au rang de littérature mineure. Les lettres de noblesse de la littérature de voyage contemporaine lui ont été conférées par des écrivains comme Bruce Chatwin, auteur de „In Patagonia“ (1977) et „The Songlines“ (1987), et Paul Theroux, auteur de „The Great Railway Bazaar“ (1975) pour le monde anglophone et, pour le monde francophone, le voyageur et écrivain genevois Nicolas Bouvier, auteur de „L’usage du monde“ (1963) et „Le Poisson-scorpion“ (1982).
Mais de quoi parlons-nous vraiment lorsque nous parlons de récits de voyage aujourd’hui, et quel sens a le récit de voyage à une époque qui nous offre, à nous Occidentaux, des possibilités pratiquement illimitées de voyager? Et qu’en est-il de l’aspect écologique du „phénomène voyage“? Pour approfondir ces notions, j’ai invité quatre auteurs et une autrice qui, chacun à sa manière, ont écrit sur „l’ailleurs“: la romancière et voyageuse française Clara Arnaud, l’écrivain et essayiste britannique d’origine indienne Pico Iyer, l’écrivain-poète-scénariste luxembourgeois d’expression allemande Guy Helminger, le voyageur et géopoète italien Davide S. Sapienza et l’explorateur et écrivain français Lodewijk Allaert.
Il est possible d’écrire sur le transport, la transcendance, voire la transformation avec un voyage physique comme catalyseur, mais en réalité, c’est le voyage intérieur qui est le seul à pouvoir nous retenir, surtout à une époque où nous pouvons voir presque n’importe quel endroit de la terre en ligneauteur de non-fiction
Tageblatt: L’écriture du voyage peut se décliner sous de nombreuses formes et semble échapper à toute tentative de catégorisation. Quelle en est votre idée personnelle?
Clara Arnaud: Une écriture du décentrement, écrire à partir de ce vertige, de l’ailleurs. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il faut aller loin, on peut voyager lentement et en grande proximité de son lieu natal. À partir du moment où on accepte de décaler son appréhension du monde, de se faire étranger – et donc de porter un regard curieux et neuf sur les choses – alors il y a une démarche de voyage et une matière à écrire. Il s’agit aussi d’une écriture en mouvement, qui refuse d’être statique, qui refuse les certitudes. C’est l’autre façon que j’ai de définir le décentrement, remettre en cause ses certitudes. Enfin, l’écriture de voyage, c’est une écriture du monde, souvent sur le vif, une écriture du moment, de la collision entre soi et le monde. Voilà, ce sont des pistes. Après, un écrivain voyageur est-il quelqu’un qui écrit des récits de voyage? Je ne crois pas, en tout cas pas seulement …
Pico Iyer: En ce qui me concerne, je pense que les meilleurs récits de voyage n’ont presque rien à voir avec le voyage, dans la mesure où la géographie et la destination n’y jouent qu’un rôle minime. Ce qui motive le récit d’un lieu, c’est l’obsession et une question intérieure qui pousse l’écrivain à aller de l’avant, même s’il sait qu’il n’a aucune chance d’obtenir une réponse. Il est possible d’écrire sur le transport, la transcendance, voire la transformation avec un voyage physique comme catalyseur, mais en réalité, c’est le voyage intérieur qui est le seul à pouvoir nous retenir, surtout à une époque où nous pouvons voir presque n’importe quel endroit de la terre en ligne. Le voyage, après tout, n’est pas une question de mouvement; il s’agit seulement d’être déplacé. Autrement dit, un Philip Roth peut écrire avec plus de force sur Newark, New Jersey – et faire de cette ville peu prometteuse une plus grande source de fascination et même d’exotisme – que le reste d’entre nous ne peut le faire avec Lhassa ou la Terre de Feu.
Lodewijk Allaert: L’écriture de voyage est la quête d’une note juste. Elle cherche à saisir la vérité d’une rencontre ou la symphonie d’un paysage. Il y a une question d’authenticité, de vérité, de musicalité. Mais aussi de transcendance. Écrire sur les pistes implique un changement de regard, un bouleversement des principes établis, une fissure dans l’écorce. L’écriture de voyage convoque à la fois l’ébranlement et l’oxygénation de la pensée, et c’est de cette alchimie qu’une plume attentive élèvera l’apparente banalité des choses au rang du merveilleux.
Davide S. Sapienza: Personnellement, je n’ai pas de définition du „récit de voyage“. Tous ceux qui voyagent ont des idées différentes sur le voyage: les gens voyagent parce qu’ils veulent marcher sur les traces de quelqu’un d’autre, ou ils voyagent pour trouver une connexion plus profonde avec leur propre personne et le monde, ils voyagent pour explorer, découvrir, connaître d’autres cultures et d’autres lieux, et ainsi de suite: ou ils voyagent parce qu’ils veulent écrire à ce sujet. Je voyageais parce que je voulais voyager et absorber tout ce que je pouvais. Rencontrer d’autres mondes. En fin de compte, tout est question de pourquoi et de comment: voyager parce que c’est merveilleux, voyager léger, voyager sans projet, être ouvert à tout ce qui peut arriver. Sinon, ce n’est pas une aventure, mais un truc tout fait, un parti pris, plutôt qu’une recherche d’autre chose, d’un terrain plus élevé, d’un retour à la maison, à notre moi profond.
Qu’est-ce qui a existé en premier: le voyage ou l’écriture?
L.A.: Le récit de voyage souffre de cette idée qu’il suffirait de se frotter à l’exotisme pour justifier d’une publication. C’est un leurre. Un écrivain voyageur doit pouvoir transcender l’expérience vécue en faisant surgir le réel. Et le réel, croyez-moi, est bien plus compliqué à restituer qu’une fiction commandée par l’imagination. Personnellement, j’ai d’abord observé; ce que je voyais, mais aussi ce que je ne voyais pas. J’ai pris le temps de m’arrêter sur ce qui était en train d’advenir. Je crois que tout commence par notre capacité à recevoir ce qui advient. Pour moi, le voyage et l’écriture s’inscrivent dans la continuité de cette inclination à vivre pleinement l’expérience d’être là.
P.I.: Pour moi, les voyages ont toujours été un moyen d’écrire, et si je peux me passer des voyages, ils me manquent rarement. Dans mes premières années, les voyages étaient un moyen de voir le monde. Plus tard, c’est devenu un moyen d’essayer de sortir d’un emploi de bureau, comme je l’ai fait à 29 ans, et d’être seul au monde, avec mes livres et mes pensées, capable de voir ce qui est essentiel et de se poser des questions sur soi et sur le monde; je suis allé en Corée du Nord pour voir le prix de l’idéalisme, j’ai traversé mon Angleterre natale pour confronter le scepticisme à la foi, j’ai voyagé à Cuba pour voir comment la passion et le désenchantement vivent côte à côte et se nourrissent même l’un de l’autre. Les voyages m’ont libéré du quotidien pour me permettre d’aborder des préoccupations plus profondes. Enfant, j’avais le sentiment que les deux impératifs qui s’imposaient à moi étaient de comprendre le monde dans son ensemble, du Yémen à l’île de Pâques, et d’essayer de comprendre le moi qui observait ce monde. Les voyages sont parfois devenus le moyen d’essayer de répondre à ces deux questions à la fois.
C.A.: Les deux. Un voyageur qui écrit, cela ne suffit pas à faire un écrivain. Il n’y a qu’à voir la qualité littéraire – médiocre à mon avis – de bien des récits de voyage. Un écrivain qui part en voyage, n’est pas non plus nécessairement un écrivain voyageur. Un écrivain voyageur, à considérer qu’il y en ait une définition, c’est avant tout un auteur dont la littérature est consubstantiellement liée au déplacement et au décentrement, à l’ailleurs. Écrire le voyage, c’est comme en extraire l’huile essentielle. Faire du très condensé à partir d’une matière énorme. Mais ce sont surtout des expériences d’immersions longues, loin ou en France, qui ont nourri mes écrits – des romans principalement. J’y ai gardé du voyage cette pratique de la prise de notes sur le vif, de l’écriture à partir du terrain, de l’observation et de l’immersion dans des territoires et des mondes sociaux. Et puis, où que j’aille et depuis où que j’écrive, je tente d’appliquer une sorte d’éthique de voyageur respectueux, j’essaie de ne jamais me comporter comme quelqu’un qui serait en terrain conquis. D’observer beaucoup, de comprendre.
Guy Helminger: Au début, il y avait les mots. Je ne voulais pas voyager du tout en tant que jeune homme: la lecture, c’est-à-dire le voyage littéraire, me semblait suffisant. Je n’avais pas besoin d’être sur place. Aujourd’hui, je pense que ce point de vue est absurde. Je suis définitivement un écrivain qui voyage. D’un autre côté, le voyage imprègne tellement mon travail que je peux dire aujourd’hui que le fait d’être en voyage est devenu un fondement de mon écriture, ne se trouve pas seulement dans mes journaux, mais se retrouve dans mes poèmes, romans, récits, pièces de théâtre.
Quel rôle peut jouer le récit de voyage à une époque où le voyage, même vers les destinations les plus exotiques, s’est beaucoup démocratisé? S’agirait-il d’un anachronisme?
G.H.: S’il s’agissait d’un anachronisme, il n’y aurait rien de nouveau à raconter, à décrire, à expliquer, à présenter. C’est le contraire qui est vrai. En tant qu’écrivain, j’essaie d’aller sur place, là où la plupart des gens ne veulent pas aller parce que cela leur semble trop ennuyeux, trop fatigant, trop dangereux. Pour une telle entreprise, j’ai besoin de temps, ce que la plupart des gens n’apportent pas et, par conséquent, ne voyagent pas, mais prennent des vacances. Je ne porte pas de jugement de valeur sur cette distinction. C’est juste qu’en vacances, c’est MOI qui est au centre. Je veux me reposer, je veux m’instruire, je veux découvrir un pays, je veux partir à l’aventure. C’est tout à fait normal, mais cela fait obstacle à une rencontre interculturelle. Et c’est justement ce qui est central pour moi en tant qu’écrivain voyageur, une rencontre de cultures, de socialisations et de personnes différentes. Avec tout le bonheur, toute la désolation, tous les conflits que ces rencontres impliquent.
En tant qu’écrivain, j’essaie d’aller sur place, là où la plupart des gens ne veulent pas aller parce que cela leur semble trop ennuyeux, trop fatigant, trop dangereuxauteur polyvalent
J’entends souvent dire: „Je n’irais jamais dans tel pays, dans telle dictature.“ Ce qui est fatal dans ce genre de phrases, c’est qu’on assimile ici toute une population, indépendamment de ses opinions politiques, toute une culture à un gouvernement totalitaire. C’est une gifle assez dégoûtante pour ceux qui se défendent dans une société. Les journaux de voyage peuvent mettre fin à de tels préjugés et à des déclarations irréfléchies, fournir une image différenciée. Surtout à une époque où le mot d’ordre de beaucoup est „noir et blanc“, ce qui débouche sur le refus de la discussion et donc sur l’hostilité à la démocratie.
Quel rôle peut jouer le récit de voyage à une époque où le voyage, même vers les destinations les plus exotiques, s’est beaucoup démocratisé? S’agirait-il d’un anachronisme?
L.A.: Ce qui est anachronique, c’est de continuer à penser le voyage comme au temps des cartes vides, chères à Conrad. Pour vivre l’expérience du voyage en profondeur, il faut se perdre. Il faut être submergé, bousculé, dépouillé de ses repères, de ses attentes, se remettre en question, tout remettre en question, disparaître, mourir un peu puis renaître, trouver une nouvelle forme, une autre expression de soi, une autre façon d’être et de voir le monde. Prenez par exemple „Tropique du cancer“ de Henry Miller, „Sur la route“ de Jack Kerouac, ou encore „Le Poisson-Scorpion“, dans lequel Nicolas Bouvier raconte sa descente aux enfers sur l’île de Ceylan. Ces écrivains n’ont pas besoin d’accomplir des prouesses pour éprouver l’ailleurs, pour vivre et raconter cette métamorphose qui fait de leur voyage un véritable rite de passage. Heureusement, depuis quelques années, j’observe un changement de point de vue, une prise de conscience dans la manière d’aborder le voyage. Il y a une réelle approche ontologique, une remise en question autour de ce qui nous semblait jusqu’ici légitime.
Face à l’effondrement des espèces, au dérèglement des équilibres, mais aussi aux inégalités liées à la libre circulation que garantit normalement la Déclaration universelle des droits de l’Homme, nos voyages d’Occidentaux posent question. Comment emprunter des routes sur lesquelles d’autres meurent? Pourquoi faire l’éloge de la fraternité sous les palmiers lorsqu’on ne sait pas la faire chez soi? Est-il pertinent de brûler du kérosène au Groenland pour expliquer que la banquise fond?
Le récit de demain ne mettra plus l’humain au centre. Il envisagera une approche pluraliste du réel en attribuant de la subjectivité à l’ensemble du vivant. Parce que le réel est protéiforme et que le monde sensible a de nombreuses voix. L’écrivain voyageur de demain célébrera le voyage immobile, il sera comme les arbres, s’affranchira de l’espace pour embrasser le temps, il regardera passer les saisons qui sont elles-mêmes des voyages, il trouvera des lointains sous le ciel étoilé de son jardin et de l’exotisme dans l’attention portée aux détails. „Le bout du monde et le fond du jardin contiennent la même quantité de merveilles“, nous dit Christian Bobin.
L’écrivain voyageur de demain célébrera le voyage immobile, il sera comme les arbres, s’affranchira de l’espace pour embrasser le temps, il regardera passer les saisons qui sont elles-mêmes des voyages, il trouvera des lointains sous le ciel étoilé de son jardin et de l’exotisme dans l’attention portée aux détailsauteur acclamé
D.S.: Chaque personne a une attitude particulière et le voyage devrait être un encouragement à trouver sa propre voix. Les lieux sont des métaphores, la géographie est le livre de la Terre, nous pouvons lire le même livre et trouver des choses différentes dans ses différentes pages. Peut-être que le fait de voyager avec des compagnies aériennes à bas prix a rendu les choses „accessibles“, ce qui a également tué la lenteur nécessaire à un voyage. Pour moi, un vrai voyage, même à pied, est fait de pauses. Comme la musique: la musique est faite d’espaces entre les notes, pas de notes elles-mêmes.
C.A.: S’il s’agit de raconter ses exploits individuels ou de prétendre être un explorateur comme de longues traditions de voyageurs l’ont fait – concomitamment d’ailleurs aux colonisations et aux pillages d’une large partie du monde par l’Europe, lesdits voyageurs étant, eux aussi, assez largement européens, alors c’est un anachronisme dangereux. On peut critiquer cette tradition littéraire, avec le recul historique et anthropologique, en ce qu’elle a parfois véhiculé des fausses images des autres cultures. Même si des voyageurs éclairés et respectueux ont sans doute existé de tout temps. Donc qu’une certaine littérature conquérante soit éculée me paraît tout à fait normale au XXIe siècle.
Mais en revanche, si on parle de littérature réellement, c’est-à-dire d’un individu singulier, qui pose un regard sensible sur le monde, à partir de son expérience propre, et qui en fait une matière poétique ou littéraire originale, alors, tout est encore possible, tout reste à déchiffrer, à reformuler, à écrire. Seulement, on ne peut plus voyager impunément au XXIe siècle, au mépris des conséquences écologiques de certains modes de transport, au mépris des rapports de pouvoir qui peuvent s’exercer entre Occidentaux et non Occidentaux, riches et pauvres, hommes et femmes. Alors il me semble que l’écrivain voyageur contemporain a le devoir d’être averti, nourri d’histoire et de sociologie, qu’il a le devoir de véhiculer des modes et des tempos de voyage qui respectent les territoires et les gens et ne contribuent pas à alimenter un tourisme de masse mais à l’interroger. L’écrivain voyageur peut être un témoin nécessaire de notre temps s’il voyage en conscience, il peut aussi alimenter des dynamiques délétères. En ce sens, l’écriture de voyage a été délestée de son panache et le voyageur de son héroïsme, mais il y a beaucoup à raconter. À hauteur de femme, d’homme, de territoire.
Est-ce le dilemme de l’écrivain voyageur, à l’époque du changement climatique et du tourisme de masse, que de continuer à faire l’apologie du voyage en sachant que l’abus de voyage(s) est à l’origine de plusieurs développements problématiques au sein de la civilisation moderne?
C.A.: C’est un vrai dilemme et pour ma part, je l’ai tranché en écrivant désormais essentiellement de la fiction, à partir de longues immersions, parfois plusieurs années, dans des langues, des cultures, des territoires. Je n’envisage pas d’accumuler les livres racontant des exploits et incitant chacun à partir à l’autre bout du monde pour en réaliser aussi. Je tente plutôt de donner envie aux lecteurs d’ouvrir des yeux curieux, sur les choses, les gens, les cultures, les milieux. De se plonger dans d’autres mondes, par la lecture notamment. De regarder d’une manière différente ces bouts du monde qu’ils ne connaissent pas. De prendre la route à pied, idéalement, de prendre le temps. J’essaie, dans la mesure du possible, de ne pas inciter à un voyage qui sera un acte consumériste, qui consisterait à empiler des noms de destinations pour les égrener avec la litanie mortifère du „j’ai fait, j’ai fait, j’ai fait …“. Mais peut-être est-ce vain?
J’essaie, dans la mesure du possible, de ne pas inciter à un voyage qui sera un acte consumériste, qui consisterait à empiler des noms de destinations pour les égrener avec la litanie mortifère du ‚j’ai fait, j’ai fait, j’ai fait …’écrivaine et exploratrice
P.I.: Je ressens vivement et douloureusement cette puissante lamentation, surtout après avoir été l’un de ces touristes en Antarctique il n’y a pas longtemps, et avoir été témoin à la fois de la terrible destruction, apparemment irréversible, de notre environnement et de l’urgence de traiter notre maison collective avec soin. Pourtant, nous savons tous qu’il n’est pas nécessaire de voyager loin pour être transformé: Xavier de Maistre a écrit un livre célèbre sur le voyage autour de sa chambre, et mon voyageur préféré est depuis longtemps Henry David Thoreau, qui a beaucoup voyagé à Concord. Mon autre voyageur préféré, qui s’est rendu dans les profondeurs de la mémoire, de la nostalgie, de la projection et de l’esprit, est Proust, qui n’a jamais mis les pieds hors de sa maison pendant six mois, et qui n’a été dépassé en tant qu’explorateur que par Emily Dickinson, la reine du transport privé, qui n’a pas quitté sa maison pendant vingt-six ans. Il existe de nombreuses raisons de ne pas endommager notre planète et nous-mêmes en voyageant sur de longues distances, mais rien de tout cela n’affecte le besoin humain fondamental – ou l’envie – d’explorer, de regarder au coin de la rue, de mettre le monde sens dessus dessous. Pour voir quelque chose de nouveau, comme l’a dit le naturaliste américain John Burroughs, faites la même promenade qu’hier.
D.S.: Il s’agit bien sûr d’un dilemme sérieux, et ce depuis des décennies. Voyager, ouvrir son esprit, aller à la rencontre d’autres cultures et d’autres paysages, c’est positif. Cela permet d’être plus conscient, et la conscience est aussi la conscience de ce qui est durable et de ce qui ne l’est pas. C’est le prix à payer. Mais si vous vous rendez sur un glacier simplement parce qu’il est „facile et rapide“ de s’y rendre, des milliers de personnes se retrouveront dans cet environnement fragile. Si vous arrivez à un glacier après une longue et difficile randonnée, c’est différent: vous avez le temps de vous préparer à ce cadeau spécial, vous avez le temps de réfléchir et de penser, de parler à vos compagnons de route, de comprendre que „le glacier“ n’est qu’un élément d’un paysage plus vaste avec de nombreux éléments que la „voie rapide“ ne permettra jamais d’appréhender. C’est ainsi que l’Homo sapiens s’est répandu à travers le monde, en marchant et en se déplaçant à des milliers de kilomètres de sa mère, l’Afrique. Je pense donc qu’une prise de conscience de ces questions peut être un premier pas vers l’optimisation de nos modes de vie, vers un choix judicieux de nos activités et, surtout, vers une réflexion sur notre voyage à pied, qui commence devant notre porte.
Une prise de conscience de ces questions peut être un premier pas vers l’optimisation de nos modes de vie, vers un choix judicieux de nos activités et, surtout, vers une réflexion sur notre voyage à pied, qui commence devant notre portegéopoète
G.H.: Je ne dirais pas que je fais l’apologie du voyage. Je ne conçois pas mes carnets de voyage comme une invitation à l’imitation, je n’aurais d’ailleurs que peu de succès. Qui voudrait se faire arrêter par la police militaire au Mali parce qu’il prend des photos, qui voudrait inspecter des hôpitaux publics en Inde, qui voudrait faire des interviews à Rio de Janeiro dans une favela surveillée par des gangs de drogue? Il y a bien sûr des gens que cela intéresse et qui le font, mais le nombre est clair. Ce qui m’importe, c’est de rapprocher ce qui semble étranger, de le rendre compréhensible, de montrer que des gens vivent partout et que, même si on ne partage pas leur mode de vie, ils apportent tout à fait d’autres aspects. La complexité est importante, la réduction à un symptôme est fausse. Mais oui, les écrivains voyageurs participent aussi à la destruction. Mais ils ne sont certainement pas le point crucial du changement climatique, et encore moins du tourisme de masse.
Routes or roots? L’humain est-il en fin de compte toujours nomade?
P.I.: J’ai la ferme conviction que notre vie est faite de racines, qu’elle est radicale en ce sens: il s’agit de retrouver le chemin des questions et des besoins essentiels. Tous nos voyages (comme nous l’a rappelé Ulysse) sont en fin de compte des retours à la maison – trouver la maison qui nous appartient vraiment et retrouver ces valeurs et ces affections qui nous disent où nous nous trouvons. Étant donné que la plupart d’entre nous ont une maison où ils sont nés et une autre où ils deviennent vraiment eux-mêmes, nous devons voyager pour découvrir qui nous sommes et à qui nous appartenons; le lieu et la communauté qui nous ont été donnés en héritage ne sont pas nécessairement notre source la plus vraie et la plus profonde. En ce sens, il n’est pas surprenant que Jésus ait erré dans le désert et que le Bouddha ait quitté son palais doré pour prendre la route; toutes les grandes histoires, de l’Odyssée à l’Énéide, des Contes de Canterbury à Don Quichotte, sont fondamentalement des récits de voyage – ne serait-ce que vers un autre moi ou une autre partie de nous-mêmes.
G.H.: Je pense que la plupart d’entre nous ont besoin d’un endroit où revenir après un certain temps, pour pouvoir repartir un jour. C’est en tout cas le cas pour moi. Voyager est très fatigant. Le fait de fouiller n’offre aucun repos. Après avoir voyagé toute la journée, je commence à écrire mes impressions tard le soir. Il y a peu de sommeil pendant un voyage. On ne peut pas tenir sans interruption. De plus, pour rédiger mon journal de voyage, j’ai besoin de calme et de volets fermés qui me protègent du monde extérieur. Les notes et les photos que je prends en chemin, les choses et les rencontres que je retiens, sont autant de matériaux qui doivent être transformés en littérature dans l’isolement et la solitude. Pour cela, j’ai besoin d’un environnement familier.
D.S.: Routes. Nous sommes toujours des nomades. Des nomades domestiques, parce que notre société civilisée et riche déteste les nomades. Et il est facile de dire „parce qu’on les craint“ et autres raisons superficielles. La réalité, pour moi, c’est que les peuples nomades représentent quelque chose qui nous effraie de plus en plus: la liberté. Nous pensons que nous sommes libres. Mais il ne s’agit pas d’une civilisation libre. C’est une civilisation dans laquelle nous sommes libres d’être des rouages de la machine capitaliste. Avec certains avantages, bien sûr. Mais quand et où vous vivez et que vous n’avez pas la possibilité de travailler profondément sur votre croissance et votre conscience spirituelles, alors vous n’êtes pas vraiment libre. Vous n’êtes pas vraiment libre de vous-même: avant tout, nous sommes esclaves de la perception que nous avons de nous-mêmes. Et du manque de courage.
L.A.: Immobile ou en mouvement sur cette planète, nous sommes en route vers un ailleurs. En ce sens, le voyage est toujours un retour aux racines.
Robert Weis est naturaliste, auteur et éditeur. Il a notamment publié „Retour à Kyoto“ (2023, Transboréal) et „Yamabushi – La sagesse de la montagne“ (2024, Transboréal). Il rêve d’explorer les pays d’Europe de l’Est en train et à pied.
Clara Arnaud est une écrivaine et exploratrice française. Elle a parcouru en solitaire l’Asie centrale et la Chine et a séjourné en Afrique et en Amérique centrale. Son plus récent roman „Et vous passerez comme des vents fous“ (2023) traite de la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées françaises. Elle vît dans le Couserans, en Ariège.
Pico Iyer est l’auteur de nombreuses œuvres de non-fiction, dont „Videonight in Kathmandu“ (1988) et „The Lady and the Monk. Four seasons in Kyoto“ (1991). Il est fasciné par la culture ancienne de l’Iran et de l’Afghanistan, pays qu’il espère pouvoir revoir un jour.
Lodewijk Allaert est un voyageur et écrivain français. Son dernier livre en date est l’acclamé „Carpates. La traversée de l’Europe sauvage“ (2019). Il aimerait voyager du côté des Aléoutiennes, dans la matrice du vent, son élément totem.
Guy Helminger est un auteur polyvalent luxembourgeois d’expression allemande. Parmi ses récits de voyage on trouve notamment „Die schwere Naht der Flüsse. Aufzeichnungen und Fotos aus Brasilien“ (2022, capybarabooks). Le voyage qui l’a le plus marqué est celui au Yémen, et sa capitale aujourd’hui meurtrie, Sanaa.
Davide S. Sapienza pratique la voie géopoétique de l’écriture à travers livres, essais et podcasts. Explorateur du grand nord et des Alpes, il est l’auteur de „Il Geopoeta. Avventure nella terra della percezione“ (2019) et de „Rocklines. A geopoetic journey across Minett Unesco Biosphere“ (2022, avec Robert Weis). Il rêve d’aller en Terre de Feu et en Mongolie.
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