La racine du mâle / L’écriture inclusive gagne du terrain
Avec le temps l’intérêt de et pour l’écriture inclusive, qui prend tous les genres, grandit. Comme déboulonner des statues qui glorifient le colonialisme, dévisser les règles de grammaire qui entérinent le sexisme est un combat qui se joue sur un plan symbolique. Il ne s’agit pas d’un remède miracle mais d’un moyen parmi plusieurs qui existent pour intervenir directement dans l’environnement des citoyen-ne-s afin de changer leur perception des genres.
„Faut-il attendre que les mentalités évoluent, entraînant tout naturellement une évolution de la langue, ou bien faut-il au contraire précéder, forcer cette évolution par une action délibérée?“, se demandait en 1978 la sociolinguiste Marina Yaguello dans „Les mots et les femmes“. Deux générations plus tard, la question est souvent encore posée pour justifier l’inaction.
L’écriture inclusive „est l’inscription du genre féminin dans l’écriture et dans la langue qui amène à une prise en compte de la place des femmes, et à terme à changer nos structures de pensées et de représentations“, explique la chercheuse en littératures francophones Hélène Barthelmebs-Raguin (lire aussi ci-contre). „Ecrire en utilisant le point médian n’exclut bien sûr pas une teneur sexiste, homophobe, raciste, etc. des propos. Mais cela relève, j’en suis convaincue, de l’éducation et de l’accès aux savoirs des membres de nos sociétés. C’est ainsi que nous ferons reculer les inégalités.“
Trois langues, trois défauts
Les trois langues officielles du Luxembourg partagent notamment toutes le même défaut: le masculin générique, cette règle qui veut qu’un terme qui, au sens strict, se réfèrerait à un groupe d’individus de sexe masculin, mais qui, par extrapolation, est aussi utilisé pour désigner un groupe composé à la fois d’hommes et de femmes (die/déi Studenten ou les étudiants).
Et le français y ajoute de surcroît la règle qui veut que le masculin l’emporte sur le féminin, y compris à l’encontre du bon sens, quand elle implique qu’on écrive „ ces hommes et ces femmes sont beaux“. A l’automne 2017, 314 universitaires français avaient déclaré vouloir renoncer à cette règle. Le député libéral Gusty Graas s’était inquiété d’une semblable volonté au Luxembourg. Dans sa réponse, le ministre de l’Education nationale Claude Meisch l’avait rassuré en estimant le mouvement inexistant parmi le personnel enseignant au Luxembourg. Il se référait à la coutume du pays de se rallier à l’Académie française et à son avis selon lequel „la démultiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu’elle induit aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l’illisibilité“, pour refuser toute modification grammaticale.
Depuis lors, l’Académie française a admis l’intérêt de féminiser les noms métiers, avec quinze ans de retard. Et le ministère de l’Egalité entre les femmes et les hommes a eu le temps de dédire l’Education nationale en présentant une vision totalement autre sur la question des règles de grammaire. C’était en novembre dernier, en réponse à une question parlementaire du député socialiste, Marc Angel. „La règle ‚le masculin l’emporte sur le féminin’ a été mise au point pour des raisons qui ne doivent pas grand-chose à la linguistique: à cette époque, la supériorité masculine allait tout simplement de soi“, déplorait la ministre Taina Bofferding. „Les femmes, formant la majorité de la population et égales en droits et devoirs aux hommes, restent écartées et invisibles pour des raisons provenant du 17e siècle“.
Pour l’écriture inclusive dans les manuels scolaires
L’utilisation du langage inclusif peut être perçue comme l’étape suivante à la féminisation des noms de métier, en obligeant à l’apparition des formes féminines à côté des formes masculines. Depuis les années 70, les recherches scientifiques française, allemande et anglo-saxonne ont toutes démontré son intérêt pour l’épanouissement des filles comme des garçons.
„L’argument le plus convaincant en faveur de la neutralité du générique masculin est probablement le fait qu’il n’y ait pas eu, jusqu’à présent, de preuves empiriques solides démontrant que le générique masculin active en français davantage de représentations masculines que féminines“, constataient par exemple en 2008 les chercheurs Markus Brauer et Michaël Landry de l’université de Clermont-Ferrand. Pour remédier à cette lacune, ces derniers ont observé la manière dont les participants à leur étude effectuaient une tâche selon que la consigne qu’on leur donnait contenait un générique masculin (par exemple les avocats) ou une forme épicène (les avocats/avocates). Ils et elles citaient trois fois plus de femmes comme premier ou première ministre obtenant leurs faveurs quand une forme épicène était employée dans l’énoncé. Et ils ont mis en évidence un effet semblable sur les enfants de l’école primaire, à qui ils demandaient de dessiner et nommer une personne en train d’exercer un métier.
Toutes ces études concordantes poussent la chargée politique du „CID – Fraen a Gender“, Isabelle Schmoetten, à plaider pour l’entrée de l’écriture inclusive dans les manuels scolaires, avec la fin du générique masculin et sous des formes qui peuvent jouer avec les différents genres et les différentes images.
Une question d’habitude
Dans les années 70, la féministe américaine Wilma Scott Heide avait proposé d’introduire une période transitoire d’un an, durant laquelle ce serait le féminin qui serait générique et à l’issue de laquelle la règle serait transformée pour devenir neutre. Isabelle Schmoetten sait quelles réactions déclencheraient une telle période transitoire. Elle a pu les observer durant ses études en sciences sociales en Allemagne où l’écriture inclusive était de rigueur. Un jour, une enseignante a décidé, par provocation, de tenir son cours en employant le féminin générique et désigner ainsi les étudiant-e-s par le terme d’étudiantes. Les étudiants l’ont aussitôt ressenti comme une injustice.
Le ministère de l’Egalité entre les femmes et les hommes est plus raisonnable. Dans sa réponse au député Marc Angel, Taina Bofferding proposait saisir le conseil de gouvernement d’une note indiquant les bonnes pratiques en matière d’écriture non-sexiste. Il s’agit de favoriser l’utilisation de termes génériques/unisexes et de singuliers collectifs (par exemple les êtres humains, les bénéficiaires, les membres, le corps enseignant …), de promouvoir la féminisation des noms de métiers, professions, titres et fonctions (comme la juge, la directrice …), en cas de double désignation de mettre le féminin d’abord et le masculin pour rendre plus digeste la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin. En dernier recours, le ministère proposait de recourir au trait d’union (par exemple les commerçant-e-s), tout en veillant à l’objectif de maintenir les textes clairs et lisibles.
Le plafond du ministère est le plancher des mouvements féministes et inclusifs qui, pour ce qui est de la communication en allemand et en luxembourgeois, plaident pour un recours à l’étoile plutôt que du „Binnen-I“ (comme dans „ArbeiterInnen“). Les précautions en termes de lisibilité sont une réponse à un reproche souvent fait à l’écriture inclusive. Un reproche qui vaut pour tout ce qui est nouveau, présume Isabelle Schmoetten. C’est une question d’habitude. Tout comme celle d’entendre le langage inclusif passé à l’oral, comme c’est le cas de plus en plus souvent en Allemagne. „C’est un peu d’effort à faire pour une cause qui en vaut la peine. A mon avis, quand le mot ‚cool’ a commencé à être utilisé, tout le monde disait ‚quelle horreur’ et maintenant c’est tellement normal. C’est comme un nouveau mot, c’est une nouvelle façon de parler“, relativise-t-elle. „De toute façon, les langues sont en perpétuel mouvement. Moi j’aime bien cet aspect des langues, que c’est vivant et influencé par la société“, observe Isabelle Schmoetten.
Le point médian français et l’étoile allemande permettent de gagner de la place. Elles ont aussi l’avantage d’inclure les personnes dites non-binaires, qui ne se sentent pas appartenir à l’un ou l’autre sexe. L’écriture épicène qui nomme les deux genres l’un après l’autre est en effet ressentie comme une exclusion par ces personnes à qui la Cour constitutionnelle allemande a conféré en 2017 la possibilité de se considérer comme „divers“. Parce que leur identité de genre et leur expression de genre ne leur permettent pas nécessairement de s’inscrire dans l’un ou l’autre genre ou, plus rarement, parce que leur genre biologique n’est pas définissable.
Au Centre d’information gay et lesbien (Cigale), le langage inclusif est surtout utilisé à des fins pratiques plus qu’idéologiques, explique Enrica Pianaro. Il s’agit de faire se sentir bienvenues des personnes qui se sentent non-binaires. En cas de collaboration avec une autre association, les écrits communs seront forcément rédigés en langue inclusive. Et c’est comme ça que de fil en aiguille, et sans crier gare, l’écriture inclusive gagne du terrain.
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