Littérature / L’écrivain Nicolas Mathieu, de passage à Esch: Lui après „Leurs enfants“
L’obtention du Prix Goncourt pour „Leurs enfants après eux“ en novembre 2018 a transformé la vie de l’écrivain lorrain Nicolas Mathieu. Elle lui a assuré une reconnaissance qui ne faiblit pas, mais a tendance à le réduire à une seule œuvre à laquelle il doit toujours et encore revenir. Comme le 20 juin dernier, à l’occasion d’une rencontre en amont de la reprise au théâtre d’Esch d’une adaptation de son opus magnum.
„Leurs enfants après eux“ est sans aucun doute le Goncourt qui parle le plus du Luxembourg. Tout du moins si on parle du pays et non du jardin parisien du même nom. Quartorze fois le Grand-Duché y est mentionné, comme le relevait Josée Hansen, lors de la rencontre avec l’auteur Nicolas Mathieu organisée par Ferroforum dans l’atelier central de la Metzeschmelz, jeudi soir dernier. Le Luxembourg y est mentionné comme un eldorado, une possibilité, parmi d’autres, d’échapper à son destin et à son quotidien, pour les familles de la vallée de la Fensch en pleine désindustrialisation dans les années 90, dont l’auteur lorrain restitue l’expérience dans son roman paru en 2018.
„L’essence et les clopes“
Dans l’imaginaire de l’écrivain natif d’Epinal, à l’époque où il étudiait le cinéma à Metz au tournant des années 2000, la possibilité d’une réussite c’était plutôt Paris. Le Luxembourg, c’était „les clopes et l’essence“. C’est dans la capitale française qu’il allait cumuler les boulots alimentaires. C’est notamment en tant que notateur de réunion d’entreprise en pleine crise des subprimes, qu’il allait croiser des ouvriers qui avaient la même silhouette que son père, et avoir un déclic. „Au lieu de raconter le monde auquel je voudrais accéder, le monde de la culture, je devais raconter le monde d’où je viens“, confie-t-il. C’est ainsi qu’allait paraître son premier roman „Aux animaux la guerre“, en 2014, sur les conséquences de la fermeture d’une usine dans les Vosges.
Son deuxième roman, „Leurs enfants après eux“ explorerait les sites industriels de la vallée de la Fensch, et plus précisément à Heillange – Hayange agrémenté d’un lac importé d’Epinal. Il est né d’une fascination pour les sites industriels. „Quand on fait le trajet qui mène jusqu’ici, on a l’impression de traverser Babylone, c’est un empire qui a sombré. Il y a un effet de fascination très fort. Cela fait accéder à des mythologies“, partageait l’écrivain lors de sa rencontre avec le public dans l’atelier central de la Metzeschmelz. Son livre raconte le passage „d’un monde aristocratique du travail, avec son gigantisme, cyclopéen, à un monde morcelé, où il n’y a plus de collectif, où les solidarités s’étiolent et les gens se retrouvent isolés, avec une histoire qu’ils peinent à transmettre“.
On a prêté des vertus sociologiques à ce livre, d’autant plus qu’il fut sacré en pleine crise des gilets jaunes. Les politiciens ont cru y trouver une explication à un soulèvement populaire de la France périphérie qu’ils n’avaient pas vu venir. Cela tient à une approche littéraire originale. „Il y a mille manières d’appréhender le réel qui est toujours une construction. Un homme politique essaie de saisir quelque chose du temps présent, à y mettre des idées et en tirer de la légitimité; un journaliste va ramasser des faits, et selon son média, soit les instrumentaliser, soit essayer de les rendre de manière neutre. Chacun fonctionne avec ses propres outils et se débrouille avec cette pâte qu’on ne peut pas résumer. L’art, et pour ce qui me concerne, le roman, est un outil sensible, qui permet de rentrer dans le détail de la vie des gens, de leurs perceptions, des odeurs, des rapports familiers. (…) C’est se dire, moi en tant qu’individu, je suis capable de m’identifier aux raisons des autres, je comprends que chacun a des intérêts qui ne sont pas les miens. C’est la différence entre la littérature et la communication ou la mise en scène spectaculaire de l’information. Aujourd’hui, on choisit un pour, un contre, on crée un clash, c’est comme ça qu’on organise l’actualité. La littérature, c’est l’inverse, c’est se mettre à la place de l’autre.“
„Insurrection intime“
Dans de riches conversations avec Richard Gaitet (paru chez Arte Editions en 2023), Nicolas Mathieu avait défini la littérature comme „une manière de rendre les coups“. Son dernier ouvrage, paru cette année, „À ciel ouvert“, recueil de textes écrits pour le réseau Instagram et adressés en secret à une femme qui lui était disputée par un autre, emprunte une autre voie, celle de la poésie. „La parole poétique est aussi un levier d’insurrection intime, de connaissance du monde, et de prise de conscience politique“, nuance-t-il, avant de concéder le caractère „un peu bizarre“ de ce texte et d’annoncer qu’il ne va pas continuer à raconter sa vie. Il voudrait réécrire un roman, après ce qu’il conçoit comme une trilogie („Aux animaux la guerre“ (2014), „Leurs enfants après eux“ (2018) et „Connemara“ (2022)). „Mais ce n’est pas facile.“ Parce qu’il faut donner suite à un chef-d’œuvre qui le rattrape sans cesse. „J’ai des sentiments ambivalents par rapport à ‚Leurs enfants après eux’. Quoique je fasse, on me parle toujours de lui. C’est un peu comme si ma vie s’était arrêtée en 2018. C’est comme si à 40 ans, c’était plié“, observe l’écrivain. Or, „ce succès-là n’est pas le mien, c’est aussi celui du Goncourt. C’est une chance, c’est un conte de fées. Mais après, on a peur d’échoir, de ne plus être à la hauteur.“
Les nombreuses adaptations au théâtre de „Leurs enfants après eux“ n’aident d’ailleurs pas à tourner la page. C’est l’adaptation par la directrice du théâtre d’Esch Carole Lorang et Bach-Lan Lê-Bá Thi qui l’a fait venir à Esch. „Il y a eu plusieurs adaptations avec, à chaque fois, des partis pris très différents. Dans mon souvenir, celle-ci a ceci de particulier qu’elle reprend le côté fresque. C’est long, ample, ça a du souffle. Dans mon souvenir, ça ne néglige aucun aspect“, dit-il. La mise en scène reprend en effet le découpage en quatre saisons et en chapitres du roman, qui ressemble en cela aux séries télévisées. „C’est la littérature qui a créé le sériel. Avec le sériel, on a le déploiement du temps long, et en fidélisant un lecteur ou un spectateur, on peut commencer à faire cette chose que les modernes ont essayé de faire, de montrer du temps qui passe et la vie à l’œuvre, jusqu’au point où par moment, il n’y a presque plus d’action.“
„Ce n’est plus mon livre“
Les diverses adaptations de „Leurs enfants après eux“ ne lui ont pas donné l’envie de faciliter le travail des dramaturges en leur livrant une pièce clé en main. Ses origines sociales, lui le fils de petit salarié de la France périphérique, remontent à la surface quand on l’interroge sur ses envies en la matière. „Je vais m’exposer à votre mépris et je ne l’aurais pas volé. Je n’ai pas plus de culture théâtrale que ça. Mes parents n’allaient jamais aux spectacles vivants. Il m’arrive d’y aller, mais je n’ai pas le réflexe. Je ne me suis pas constitué un corpus intellectuel là-dessus.“
Nicolas Mathieu est davantage tourné vers le cinéma. D’ailleurs, après l’adaptation de „Nos animaux la guerre“ en série télévisée, „Leurs enfants après eux“ va faire l’objet d’un long métrage par les frères (Ludovic et Zoran) Boukherma. Le film sortira en décembre 2024. Et Nicolas Mathieu sera certainement encore sollicité pour en parler, sans juger du contenu. „Plus de gens s’en emparent, mieux c’est. Ce n’est plus mon livre. Chaque lecteur fait son interprétation du bouquin. Je ne suis pas maître du sens. Je ne suis pas le douanier de mon travail. Certes, s’il y avait des contre-sens, qu’on en ferait un film fasciste, j’aurais un problème. Il serait dévoyé.“ Nicolas Mathieu sera sans doute content de voir son livre lui échapper, mais aussi peut-être de s’éloigner, un peu plus.
Chaque lecteur fait son interprétation du bouquin. Je ne suis pas maître du sens. Je ne suis pas le douanier de mon travail.écrivain
Théâtre
Après une première présentation en novembre 2022 et une tournée en France, l’adaptation de „Leurs enfants après eux“ au théâtre (durée 3h50), par la directrice du théâtre d’Esch et dramaturge Carole Lorang et Bach-Lan Lê-Bá Thi, revient à Esch-sur-Alzette pour deux représentations les vendredi 28 juin à 19.00 h et samedi 29 juin à 17.00 h. La représentation du samedi est accompagnée d’une journée „Back to the 90’s“ sur la place du Brill voisine (initiation au skate-board, workshop house music, démonstration de freestyle football, concours de beatbox et pour finir un concert du meilleur groupe de cover de Nirvana au monde).
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