Film / L’empathie est une illusion
Dans son long-métrage coproduit par Tarantula, l’Iranienne Sepideh Farsi filme l’éphémère rencontre amoureuse entre une policière grecque et un réfugié syrien. Recourant à une narration elliptique, Farsi filme le destin de deux individus dont l’actualité géopolitique de leurs pays respectifs a transformé la vie en douloureuse errance – et qui trouvent dans la tendresse des caresses un répit certes provisoire mais bien réel. Si le film reste de facture assez classique, le jeu des acteurs et le stoïcisme du récit en font une expérience poignante.
D’abord, le symbolisme des premiers plans laisse quelque peu dubitatif: un envol d’oiseaux migrateurs dans le ciel méditerranéen, un arbre centenaire qu’on arrache – malgré la beauté des images, soulignée par les vers d’un poème de Mahmoud Darwish, ça paraît un brin ostentatoire. Parce que même sans cette mise en bouche visuelle, le spectateur aura bien vite compris que le sujet du film, c’est l’errance dans un monde profondément violent, dont les tensions géopolitiques n’ont de cesse de produire des êtres exilés.
Après qu’on lui a tendu une arme et fait comprendre qu’il devra tuer pour survivre, Yussof (Hanna Issa), un jeune Syrien, fuit la guerre, abandonnant malgré lui sa famille et son pays. Sa route, qui le fera échouer sur l’île grecque de Lesbos, croisera celle de Maria (excellente Marisha Trianafyllidou), une policière grecque que les soucis financiers dus à la crise économique forcent au trafic de papiers et qui, après avoir perdu son boulot à Athènes, quitte une fille adolescente révoltée et une mère vieillissante pour aller travailler sur l’île. Leur rencontre sera la seule lueur d’espoir que connaîtront les deux personnages dans un monde cruel: le quotidien de Maria est tissé d’interrogatoires avec des êtres perdus, exilés et de policiers inhumains – mention spéciale à un collègue allemand graveleux, persuadé d’être un détecteur de mensonges sur deux jambes (et qui n’est en réalité, pour citer Don De Lillo, qu’une bite sur deux pattes). Celui de Youssof est d’une tristesse déchirante – quand il rencontrera un compatriote dans la rue qui l’avertit que le quotidien en Grèce, pour un réfugié comme lui, c’est l’enfer, la scène vibre non pas de compassion, mais d’animosité. L’empathie, la compréhension et le support mutuels sont une illusion que la précarité matérielle ne permet plus d’entretenir.
Si les scènes d’amour sont toutes filmées à l’extérieur, c’est pour souligner que ces deux personnages n’ont plus nulle part où aller, qu’ils ont perdu jusqu’à la notion de chez-soi – Yussof au sens concret du terme, puisqu’il passera les douloureuses journées de son exil grec à dormir sur des bancs publics ou par terre, Maria dans un sens plus symbolique – pendant son exil à Lesbos, on ne verra jamais le pied-à-terre qu’elle a dû y louer et où elle refuse d’amener Yussof. D’ailleurs, pour les scènes sur l’île grecque, Sepideh Farsi, elle-même exilée, filmera essentiellement l’intérieur d’un bureau de police où affluent les réfugiés et le port où arrivent et partent de gigantesques ferrys avalant leurs lots d’hommes et de voitures pour les amener vers un avenir incertain – comme pour montrer que toute l’île n’est qu’un espace transitoire, une plaque tournante, un de ces non-lieux dont parle Marc Augé et où de plus en plus de gens en sont réduits, faute de papiers d’identité, à se sentir comme des non-individus. La passion entre Maria et Yussof se vit à la va-vite; elle est consumée contre le tronc d’un arbre, en plein air, à la belle étoile, entre le romantisme du camping sauvage et le glauque d’une passe rapide et monnayée dans une ruelle sombre et vide.
Espaces transitoires
Si le style narratif elliptique nous tient parfois à distance des personnages – il y a peu d’explications quant aux motifs et motivations de Maria et Yussof –, c’est pour éviter le mélodrame et l’identification facile, façon de monter au public que chaque exilé est seul dans sa peau, et que les angoisses qui l’animent restent impénétrables, incommunicables. Là où d’autres productions cherchent à réduire la distance, ici, entre le spectateur confortablement installé dans son fauteuil de cinéma et les personnages à l’écran, l’écart reste intact. Parfois, on se croirait dans une nouvelle de Hemingway. On voit les gestes, mais on reste à l’extérieur. Ça peut paraître frustrant, mais ça donne un cinéma bien plus proche des rapports réels, un cinéma plus documentaire – en amont du tournage, la réalisatrice s’est entretenue avec des réfugiés, des policiers, des agents de la douane.
Cette distance impossible à franchir, une scène touchante l’illustre à merveille: alors que Maria, de retour à Athènes après qu’on lui a annoncé la fugue de sa fille Daphné, ramène Yussof chez sa mère, les deux regardent les nouvelles, qui montrent des images d’une Syrie en guerre. Maria raconte la difficulté qu’elle éprouve à assumer son rôle de mère à Yussof, dont les yeux sont vissés sur l’écran. La barrière n’est pas que linguistique: même si les chagrins et émotions humains se ressemblent, chacun reste enfermé dans ses préoccupations, raison pour laquelle le contact entre les deux ne saura rester qu’éphémère. Dans la douleur, nous restons invariablement solipsistes.
Cela, Sepideh Farsi le capture dans de courtes scènes à caractère presque documentaire, impeccablement maîtrisés, portées par une photographie soignée, un jeu d’acteurs émouvant et une bande-son subtile. Avant que ne défile le générique, l’on apprend que le film est dédié à Bassel Shehadeh, un réalisateur retourné en Syrie pour y documenter, dans un court-métrage qui porte le même titre que la fiction de Sepideh Farsi, la réalité de la guerre à Homs, et qui y a laissé la vie. La dernière scène du film, qui condense l’aliénation de celui qui quitte tout et l’impossible rêve du retour, lui rend un poignant hommage.
Info
Prochaines séances à l’Utopia: demain et samedi à 17 heures, dimanche et lundi à 14 heures, mardi à 17 heures
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