LuxFilmFest Home Edition / L’homme qui inventa la science-fiction: „Tune into the Future“, un documentaire sur Hugo Gernsback
Hugo Gernsback, qui passa son enfance à Luxembourg avant d’émigrer aux Etats-Unis, est le père méconnu de la science-fiction. Un documentaire qui figurait à l’affiche du LuxFilmFest et qui peut encore être regardé sur VOD.lu jusqu’au 30 avril dans le cadre de la Home Edition du festival éclaire les différentes facettes d’un inventeur prolixe, d’un homme d’affaires touche-à-tout, d’un autiste légèrement mythomane et d’un prophète geek insaisissable.
Derrière l’enceinte du Kinepolis Kirchberg, mastodonte de l’activité cinématographique du Grand-Duché, se situe une ruelle sans âme ni vie à laquelle le bâtiment tourne le dos. Il s’agit de la rue Hugo Gernsback, située à peine quelques mètres de l’avenue John F. Kennedy. A la fin de „Tune into the Future“, le réalisateur Eric Schockmel donne à voir son humble panneau.
Si l’onomastique des noms de rues paraît parfois arbitraire, ces deux artères de la circulation sont on ne peut plus indicatrices de deux versants de l’Amérique – ou de la vision qu’on s’en fait: alors que l’avenue qui fait honneur au président américain assassiné est flanquée de banques et de centres commerciaux, miroitant cette Amérique néolibérale qu’on admire ou abhorre, la rue Gernsback, à l’ombre de l’industrie du rêve et du popcorn dont Gernsback a pourtant contribué à poser les fondations, n’est guère pratiquée, ressemblant à cette autre Amérique, dépeuplée, délaissée, vide. Elle est à l’image de celui qu’elle évoque et symbolise l’oubli relatif dans lequel l’homme qui inventa la science-fiction (ou, plutôt, le mot pour désigner ce nouveau genre) est tombé.
„Tune into the Future“ d’Eric Schockmel entend faire redécouvrir cet homme touche-à-tout, qui voulait tant devenir un inventeur de renom au même rang qu’un Edison ou un Tesla mais qui, y échouant, devint célèbre pour un nombre d’autres exploits: il popularisa les fameux „pulp magazines“, publiant notamment le premier magazine de sexologie, devint le père de la science-fiction (c’est bien à lui, et non pas à Victor, que le fameux prix Hugo fait référence) et fut, à cause de ses talents visionnaires et de sa fascination pour le progrès technologique, le précurseur des réseaux sociaux, du space mining ou encore de la silent disco.
Au-delà de telles prophéties, Gernsback conçut aussi nombre d’inventions moins concluantes, comme un orchestre de senteurs, un enregistreur de rêves ou un isoloir, sorte de scaphandre qui permettait de mettre en sourdine les bruits extérieurs – si parfois il fit mouche, c’était aussi parce que son imaginaire prolixe concevait tant de gadgets futuristes que c’était presque par hasard que certaines en vinrent à se réaliser. S’il fut un visionnaire, c’était aussi parce qu’il n’avait pas peur du ridicule.
La construction d’un mythe
C’est ce personnage haut en couleur que le film, recourant aux témoignages de la famille, d’éditeurs, de chercheurs ou d’auteurs de science-fiction, cherche à saisir, le documentaire n’hésitant pas à faire ressortir les différents paradoxes d’un homme que tous admirèrent pour avoir inventé le terme de „science-fiction“ mais dont personne ne voulait imiter l’écriture tant celle-ci est invariablement qualifiée d’aride. Son premier roman d’anticipation, intitulé „Ralph 124C 41+“ (on notera le jeu de mots sur „one to foresee“ ou „run to foresee“), fonctionne, selon l’éditeur Gary K. Wolfe, bien mieux comme catalogue de prédictions et de spéculations qu’en tant que fiction: „franchement, c’est un roman affreux“, s’accordent la plupart de ses lecteurs.
Hugo Gernsbacher naquit à Luxembourg-Bonnevoie en 1884, un an après que ses parents, Moritz Gernsbacher, un marchand de vin juif, et Bertha Dürlacher eurent quitté la région de Baden-Baden pour élire domicile au Grand-Duché. Dès le plus jeune âge, Gernsbacher – qui allait américaniser son nom plus tard – montra une fascination pour la technologie, les inventions loufoques, la composition musicale et l’écriture. A l’école, le cancre Gernsbacher brillera surtout par son absence.
Il n’est pas toujours évident de savoir si les anecdotes qui circulent sur sa jeunesse à Luxembourg – il aurait installé un système de sonneries dans un couvent, aurait réussi se libérer d’une cave dans laquelle il s’était enfermé par accident en recourant à son inventivité technologique – sont véridiques ou si elles participent, comme l’explique le chercheur en médias Grant Wythoff, de la volonté de se créer une personnalité en construisant des „mythes autoproclamés“.
Jouant sur cette tendance de mythologisation biographique, le film s’amuse d’ailleurs formellement à semer le doute: de sublimes plans de bande dessinée aux couleurs évoquant l’esthétique des magazines pulp ouvrent une zone ontologique grise entre les images d’archives et les différents témoignages, qui signalent la part de fiction qui restera à jamais dans tout portrait de Gernsback. Ce caractère ludique se retrouve un peu partout dans le film – lors de l’épisode du couvent, une religieuse adresse un clin d’œil à la caméra, encourageant le spectateur à rester vigilant face aux improvisations autobiographiques de Gernsback.
Départ vers l’Amérique
Après la mort du père, la famille se disperse et Hugo Gernsbacher entame sa métamorphose en Hugo Gernsback. L’écrivain et journaliste Steve Silberman explique que Gernsbacher s’inventa pour son départ une personnalité excentrique, mystérieuse, „plus américaine que les Américains eux-mêmes“, personnalité que le documentaire suivra tout au long de ses pérégrinations sur le Nouveau continent, où il se lancera avant tout dans le milieu de la publication et de la radio. Le catalogue de son „Electro Importing Company“, qui commercialisa le „Telimco“, un premier poste de radio complet bon marché plus ou moins opératoire, constitua la matrice des nombreux magazines qu’il mettra sur le marché.
Les publications de Gernsback eurent l’ingéniosité (sociale et économique) de connecter les amateurs et bricoleurs des quatre coins de l’Amérique fascinés par les nouvelles technologies émergentes. Si ces magazines s’intéressent notamment aux inventions récentes telles la radio et la télé, les publications de Gernsback prendront vite un tour fictionnel, puisque des fictions technologiques les essaimeront. Après qu’un numéro spécial de son magazine Science & Invention fut dédié à la fiction scientifique en 1923, il lancera, trois ans plus tard, le fameux Amazing Stories dont les couvertures, signées Frank R. Pohl, marquèrent durablement l’imaginaire de la science-fiction à venir.
Cherchez les femmes
Alors que des auteurs comme Jules Verne, H.G. Wells ou Mary Shelley avaient déjà écrit des récits de la science-fiction avant l’heure, Gernsback a l’ingéniosité de proposer un nom et une plateforme à ce paragenre émergent. Si maintes nouvelles publiées dans „Amazing Stories“ entérinèrent la mauvaise réputation de la science-fiction à cause de leurs penchants sexistes et racistes, certains d’entre eux préconisèrent une société féministe avec des femmes scientifiques ou présidentes à une époque où l’Amérique était encore bien machiste (en politique, ça n’a guère changé).
Quoiqu’il mentionne ce caractère progressiste, le documentaire dépeint un univers fortement masculin – les trois épouses de Gernsback sont évoquées à titre anecdotique, donnant l’impression (peut-être véridique, mais on aurait pu le critiquer, dès lors) que les femmes n’avaient joué aucun rôle prépondérant dans la vie de l’éditeur loufoque.
S’il paya trop mal ses auteurs pour pouvoir convaincre les grands auteurs à y publier, Amazing Stories demeura néanmoins son plus grand succès éditorial jusqu’à ce que sa société fut mise en faillite trois ans plus tard, à cause de son caractère dépensier et des manipulations de Bernarr Macfadden, un rival particulièrement féru et xénophobe.
Une volonté inébranlable
Comme le montrera la suite du documentaire, Gernsback ne se laissa pas intimider et revint à la charge avec d’autres déclinaisons de son format. Pourtant, la face de la science-fiction changea après 1945 – alors que Gernsback, sorte de Diderot futuriste et naïf, avait toujours promu une vision positive de la science, dans la vulgarisation de laquelle il voyait un moyen de contrecarrer la stupidité de l’Homme, rejoignant en cela la tradition des Lumières, le tournant plus pessimiste que la science-fiction entama après Hiroshima annonça aussi le déclin de la vision de Gernsback, qui, de déboires en déboires, perdit en importance et en influence.
Formellement, „Tune into the Future“ est très convaincant: l’alternance entre dessins, images d’archives et témoignages est parfaitement équilibrée et le ton, entre admiration sincère et ironie légère, est illustré par une bande-son impeccable signée Francesco Tristano et Pascal Schumacher, qui évolue d’un jazz endiablé vers une électro assez contemporaine tout en illustrant parfaitement, par des grésillements de radio et autres interférences, le caractère énigmatique et loufoque de la vie de Gernsback.
Il est simplement à regretter qu’après l’évocation du déclin de sa carrière, le film s’empresse un peu rapidement de le dépeindre en tant qu’autiste puis de marteler l’actualité de sa pensée – là où les liens avec l’actualité étaient, tout au long du film, parfaitement subtils, le montage final s’efforce un peu lourdement de démontrer la contemporanéité de Gernsback, le film glissant accentuant alors un peu trop son caractère hagiographique tout en insistant de façon assez pédagogique sur l’importance de la précision scientifique. Malgré cette minime bévue, le documentaire est à voir – et, lors de votre prochaine visite au Kinepolis Kirchberg, je suis persuadé que vous irez faire, comme pour rendre hommage à l’excentrique personnage qu’elle honore, un petit détour par la rue Gernsback.
En 2010, le CNL organisa une exposition intitulée „Hugo Gernsback – An Amazing Story“. Le catalogue de l’exposition, qui complète ce que le film nous apprend, reste disponible pour la somme de 25 euros.
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