Prix littéraires (5) / Mener en bateau: „Roman fleuve“ de Philibert Humm
Trois amis que rien, surtout pas leur manque de talent en la chose, ne destinait à ce faire, entreprennent de descendre la Seine, de Paris à l’océan. Couronné par le prix Interallié, s’imposant face à „Que reviennent ceux qui sont loin“ de Pierre Adrian, avec qui Philibert Humm a co-écrit son précédent livre et qui est l’un des personnages du roman, „Roman fleuve“ est un pastiche de roman d’aventures et, surtout, une autofiction qui ne se prend pas (trop) au sérieux, nous changeant des textes un peu nombrilistes qui essaiment dans la littérature contemporaine.
Il est des auteurs que le sérieux effraie, qui en voient une des manifestations de la lourdeur dont notre quotidien est fait et pour qui la littérature devrait être affaire de légèreté et d’humour, parce que de la tristesse et de la mélancolie, nos vies en contiennent déjà assez et que le rire, l’un des propres de l’homme, est un moyen de défense on ne peut plus efficace contre tout ce qui potentiellement leste et gâche nos existences.
Philibert Humm en fait partie, dont le narrateur, un alter ego autofictionnel de l’auteur, ne rechigne pas à se couvrir, lui et ses deux comparses, de ridicule, soit qu’il tourne en dérision leurs périples en montrant peu à peu à quel point lui, autoproclamé capitaine, son maître écopier Pierre Adrian ainsi que son major Frédéric Waquet sont plus des bras cassés que les aventuriers qu’ils veulent être, soit qu’il saute sur la moindre occasion pour interrompre le flux de ce roman-fleuve, dont le titre lui-même se veut malicieusement polysémique, jouant sur le sens littéral et métaphorique de l’expression, soit encore qu’il fait tout pour faire prendre l’eau à son aventure et à son texte, sabordant aventure et récit pour la pure joie d’une digression, d’une figure stylistique ou d’un jeu de mots pourri – comme Thomas Pynchon, Humm est plus que conscient de la „high magic of low puns“.
Sorte de pastiche, voire d’inversion des récits d’aventuriers-explorateurs dont le représentant en littérature française contemporaine le plus connu, à savoir Sylvain Tesson, apparaît dès le début dans une scène irrévérencieuse où Tesson propose d’apporter, accompagné de son père et de sa sœur, „un panier de cochonnailles à Chatou quand vous y passerez“, „Roman fleuve“ étale son ironie mordante dès les premières pages, quand il introduit une typologie humaine qui distingue entre deux catégories d’individus: les aventuriers et les autres, qui seront „commissaires de police, fonctionnaires des Postes, épiciers, assureurs, vendeurs de cigarettes électroniques, bid managers, Scrum masters ou chief happiness officers comme tout un chacun“ et qui ne les portent pas dans leurs cœurs, les aventuriers.
Accompagné du maladroit Adrian, qui „dépareille ses chemises et boutonne lundi avec mercredi“ et de Waquet, dont on apprend dès le départ qu’il n’a pas la gueule de l’emploi et dont le talent majeur, outre ses connaissances de latin peu utiles pour la traversée de la Seine à bord de leur bateau Bateau (plutôt un canot, d’ailleurs), semble être la facilité avec laquelle il „cohésionne“, verbe par lequel le narrateur désigne le fait de se faire des amis en picolant avec toute personne rencontrée en cours de route, les trois copains embarquent pour des péripéties où les accidents et imprévus sont aussi nombreux que les rencontres avec le microcosme des riverains de la Seine, une population indigène souvent accueillante, picoleuse et excentrique.
Bras cassés
On y rencontrera donc, outre Bertrand, „responsable de la passe à poissons du barrage de Poses“, sorte de „concierge du fleuve“, un vendeur relou au Vieux Campeur ou encore Pascal, un de „ces hommes qui surgissent des coulisses, vous récitent leur tirade et s’évaporent“, „des figurants de nos vies“, „des deuxième ou troisième rôle sans incidence sur l’intrigue“, tout un réseau intertextuel comprenant entre autres Victor Hugo, Hervé Proudhon, Baudelaire, Napoléon, toutes ces rencontres étant relatées avec un humour parfois si grossier qu’on ne peut s’empêcher de secouer le tête tout en s’esclaffant.
Difficile de ne pas rire bien fort quand Humm raconte une partie de pêche enivrée, où le narrateur se trouve à endosser le rôle du silure ou quand il relate les tentatives maladroites de son major de raconter la blague la plus drôle du monde, tentative qui fait penser à „Fumer fait tousser“, dernier film en date de Quentin Dupieux, où les personnages échouent pareillement à se raconter des histoires qui font peur.
Le problème, si problème il y a, c’est que ce roman a déjà été écrit ou, plutôt, qu’une variante de cette pratique romanesque consistant à dévoyer les codes du genre en faveur d’une pure joie du récit et d’une incessante déconstruction narrative a déjà, dans la littérature française contemporaine, débouché sur un autre non-roman d’aventure, à savoir „Les absences du capitaine Cook“ d’Éric Chevillard, dont Humm reprend plus d’un trait formel et sémantique, à commencer par ces résumés d’action en forme de sous-titres de chapitres. Avec la différence notable que „Les absences du capitaine Cook“ vont bien plus loin dans la déconstruction romanesque, la rupture avec les conventions mimétiques et le jeu sur le langage, Chevillard cherchant à émanciper le roman de sa tendance néonaturaliste à enserrer les peines du néolibéralisme dans des récits qui, les reproduisant dans une sorte de best of bien rythmé, les rendent tout à coup endurables.
Une fois pourtant admis que ce „Roman fleuve“ ressemble beaucoup à l’art du roman tel qu’il est pratiqué par Éric Chevillard, l’on se met à éprouver un vrai plaisir à découvrir les sinuosités du récit de Humm, les digressions, les figures de style qui nous mènent du coq à l’âne ou plutôt, de la haine des cygnes, qui sont pour le narrateur „la lie des palmipèdes“, l’équivalent animalier du gratin de chou-fleur chevillardien, à la détestation des notes de bas de page, qu’il pratique cependant lui-même, en passant par un passage hilarant sur une décharge de vie que les aventuriers seraient censés devoir signer, décharge qui dit, en gros, que s’ils meurent pendant l’aventure, la Société des Voies navigables de France décline toute responsabilité: „On trouvait autrefois des panneaux ‘À vos risques et périls’ devant les ravins ou au commencement des sentiers dangereux. C’était l’époque où l’on croyait l’homme intelligent et responsable. De nos jours, l’homme est considéré con comme une truffe et procédurier. Non content de prendre des risques il poursuit celui qui l’a laissé les encourir. C’est pourquoi il est spécifié sur les bidons d’eau de Javel, par exemple, de ne pas s’en servir pour étancher sa soif.“
A propos de ce qui n’a rien à voir
Une fois lancé, une fois mordu à l’hameçon de sa mauvaise foi, le narrateur, là encore comme chez Chevillard, ne lâchera pas prise, s’aventurant dans les terres romanesquement et poétiquement fertiles de l’hyperbole: „Quand donc les gens avaient-ils commencé d’attacher un tel prix à la vie, à la retraite, à la sécurité sociale? Quand donc étaient-ils devenus gagne-petit? À quelle époque avaient-ils cessé de prendre des risques et de mettre leur vie en jeu pour rien? La roulette russe n’est plus aujourd’hui considérée comme un passe-temps honnête. Les gens sont prêts à tout pour vivre vieux. Si on leur proposait de respirer toute leur vie par un tuba pour gagner quinze jours, ils s’y emploieraient.“
Cette leçon – que l’humour et la déconstruction romanesque, plutôt que cette plate propension de bien des auteurs à promener des miroirs le long des nids de poule du monde contemporain, sont des moyens de subversion –, Humm l’a retenue, à la grande joie du lecteur, qui découvrira ainsi les bienfaits de la „ventilation narrative“, l’art perdu du zeugme, dont l’auteur use et abuse („je devais m’asseoir sur les piquets de tente et mon orgueil“) ainsi qu’une avalanche de lapalissades ou de dictons de vieux sage („la vie est une confiture d’injustice tartinée sur le pain rassis de nos désillusions“).
Ailleurs, Humm traite sur le mode épique des épisodes on ne peut plus prosaïques ou recourt à diverses métalepses pour commenter la virtuosité du narrateur ou pour nous avertir de ce qui va advenir à tel chapitre – bref, il le mène pas mal en bateau, son lecteur, au cours de cette histoire qui, avec fierté et précision, va à vau-l’eau.
Dans son essai „L’invitation au mensonge“, le regretté Gilles Barbedette distinguait entre deux courants du roman – pour faire court, il y aurait le courant de romans réalistes, qui s’évertueraient à faire figurer le réel et ses misères dans leurs intrigues, courant auquel s’opposerait un autre, plus loufoque, plus ludique, qui aurait commencé avec Cervantès et son Don Quichotte et qu’un Diderot aurait continué à défendre avec „Jacques le fataliste et son maître“, cette école romanesque utilisant le matériau du réel pour le déconstruire, faisant voir sans cesse les ficelles de l’invention romanesque.
S’il est aujourd’hui admis que l’une des écoles a définitivement repoussé l’autre dans les marges – le jeu et l’expérimentation sont de plus en plus absentes de la fiction contemporaine, ce que souligna notamment la shortlist du Deutscher Buchpreis, presque intégralement constituée d’autofictions familiales – il est à saluer que le jury du prix Interallié ait osé couronner un roman qui, s’il reste encore trop engoncé dans des réflexes mimétiques, subvertit avec malice le genre de l’autofiction, le dépouillant de son emphase et son focus sur le tragique en montrant que l’humour peut y avoir un droit de cité.
C’est, malgré quelques évidents écueils – certains ressorts comiques tout comme certaines trouvailles stylistiques reviennent tout simplement trop souvent et le roman reste parfois plus sage qu’il ne voudrait bien l’être –, déjà une petite victoire sur la grisaille. Parce que, en fin de compte dans la vie, la plupart des choses sont „à propos de ce qui n’a rien à voir“.
Info
„Roman Fleuve“ de Philibert Humm, 2022, Edition des Equateurs, 286 pages, 19 euros
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