Luxemburgensia / Monotonies de la pandémie
Dès les premiers jours du confinement, c’était prévisible: la pandémie sera littéraire – ou elle sera quand même. Le milieu éditorial luxembourgeois n’est pas en reste, puisque Gaston Carré, Tania Naskandy et Laurent Moyse viennent de sortir coup sur coup des textes sur la vie confinée.
Il s’agit bel et bien d’une course contre la montre. Depuis le début du confinement, le milieu éditorial, français surtout (les Français adorent l’autofiction), se montre inquiet devant une avalanche potentielle de manuscrits du confinement, tant les parallèles entre l’isolation imposée pendant deux mois et celle qu’épouse tout auteur quand il se retire pour travailler sur son œuvre sont évidents. Mais qui séparera le bon grain de l’ivraie? La rentrée littéraire enchaînera-t-elle les cahiers de la pandémie? Marie Darrieussecq et Leïla Slimani publieront-elles des journaux intimes après avoir déclenché l’ire du public quand elles firent savoir qu’elles allaient se retirer dans leurs résidences secondaires, laissant derrière elles des lecteurs déçus dans la touffeur et l’exiguïté de leurs appartements parisiens? Qui achètera tout ça? Qui le lira? Couronnera-t-on par des prix littéraires des livres sur ce virus qui „ressemble à une couronne“, comme Laurent Moyse nous le rappelle?
Du coup, puisqu’écrivains et éditeurs savent pertinemment qu’au bout du cinquième journal du confinement, la patience du lecteur sera usée jusqu’à la corde, une sorte de précipitation se fait d’ores et déjà ressentir. Discrète, bien sûr, puisqu’en littérature, le calfeutrement est de mise. Mais précipitation quand même. Après la sortie rapide de „Contagions“ de Paulo Giordano par les Editions du Seuil, voilà que la littérature luxembourgeoise s’y met à son tour, avec la publication de trois livres sur la pandémie, le confinement et les répercussions que l’isolation et la peur ont pu avoir sur le comportement des hommes, avec une différence, entre les trois publications, qui sera de forme plus que de fond, de ton – léger et ironique chez Moyse, caustique et décadent chez Carré, cynique et ravageur chez Naskandy – plus que de contenu, puisque les sujets qu’on y aborde se suivent et se ressemblent.
Cynisme, ironie et colère
Alors que de nombreuses voix se sont fait entendre qui naïvement ont vu dans le surgissement de la pandémie l’avènement possible d’un monde meilleur – on retiendra les images fabriquées de toutes pièces de dauphins ayant investi les lagunes vénitiennes – Gaston Carré entend explorer, dans „L’année du Rat: les métamorphoses de l’homme confiné“, la „dimension impure, les non-dits, (la) part inavouable“ de la crise.
C’est donc, comme on pourrait s’y attendre chez Carré, le bouillonnement du ça, la peur de l’autre qui surgit au cours de ces pages où l’auteur évoque la première rencontre avec une inconnue lors d’une promenade en plein confinement, le junkie qui, faute d’approvisionnement, erre à travers les rues de la ville, cette porteuse du virus qui s’est mise à infecter des denrées en léchant les marchandises dans les rayonnages d’un supermarché, l’idée indicible qu’on pourrait „dégager les vieux“ selon la logique médicale qui a forcé des médecins à choisir entre patients „prioritaires“ et „non-prioritaires“ ou encore la suggestion, tout aussi indicible, d’un passager enfermé sur un bateau de croisière, de faire disparaître les quelques infectés, toutes paroles localisables dans ce „pus qui suinte de la surface de mon âme“.
Au-delà d’un tel pessimisme, Carré évoque le monde déserté des hommes, investi par les oiseaux, décrit le ballet immobile des grues, la séparation des familles, le „grain particulier de l’atmosphère“: „Aux premiers jours le monde semblait calfeutré d’ouate mais désormais l’ouate est liquéfiée, je perçois mon environnement comme le poisson rouge par le verre de l’aquarium. Seuls l’acide lysergique et certaines formes de psychose peuvent provoquer cet état-là.“
Face à une cartographie d’un monde où, sous le couvert de la bienveillance, de la solidarité et d’une évolution vers le mieux, des pulsions plus basses mijotent, le récit de Laurent Moyse se montre plus lumineux: en onze courts fragments, Moyse se fait l’historiographe de la vie au temps du virus, disséquant avec plus ou moins de bonheur les nouvelles us et coutumes auxquelles le coronavirus n’a pas manqué de donner naissance. Moyse oscille entre l’intime – il évoque avec ironie comment, pour se maintenir en forme, il reprend doucement ses activités sportives en faisant d’abord le tour de son minuscule jardin – et le sociétal.
Un chapitre est dédié à la ruée sur le papier toilette, un autre sur les avantages et désavantages de la visioconférence: plus besoin de se taper „les bavardages improductifs des employés pendant la pause-café sur les dernières vacances qu’untel a passées à chameau en Mauritanie jusqu’au jour où il en a eu plein le dos“, plus besoin non plus de craindre, chez soi, qu’un invité ne s’attarde trop en fin de soirée, puisqu’il suffit de prétexter une coupure d’électricité pour s’en débarrasser. Le ton est léger, ironique et si les développements sont parfois un peu convenus, c’est parsemé de jeu de mots et autres espiègleries tantôt bien trouvées, tantôt un peu forcés (du gerne: „la vache qui – de mal en pis – fournit la matière première à la laiterie“).
Le meilleur chapitre est le dernier, au cours duquel Moyse nous projette dans un futur hypothétique, advenu depuis quelques jours en Belgique: l’homme a appris à vivre avec le virus et le gouvernement a réglé les visites à domicile – chaque ménage a le droit de choisir six personnes, qu’il verra exclusivement pour une durée minimale de six mois. S’ensuit un dialogue fictionnel entre un couple qui a du mal à dresser cette liste d’amis et qui s’apparente à une version „coronavirus“ de „Un dîner d’adieu“, pièce hilarante montée l’année dernière au TOL.
Haikus pandémiques
Dans „da ist was im busch“, Tania Naskandy, qui est un hétéronyme de Guy Rewenig et dont c’est la première publication en dix ans, écrit un „haiku-comic aus blackoutville“ constitué là encore de onze segments au cours desquels sont évoqués pêle-mêle le silence des villes, l’aberrance d’une Europe aux frontières fermées, la distance avec l’être aimé („zum glück haben wir/unsere absteige/gebucht im grand hotel skype“), l’absurdité de l’enseignement à distance („lernstoff für heute/fächerübergreifendes/ganztagsnickerchen“) ou encore la solitude du confiné („lebensinhalt für heute :/ zwei meter abstand/zur eigenen person“).
La lucidité de l’auteur face à l’absurdité de tenir un tel journal („mein nabel wird stund um stund/breiter, famoses/betrachtungsobjekt“) ne met pas Naskandy à l’abri d’observations parfois quelconques et déjà entendues mille fois („der freche himmel/ist unverschämt blau/kein kondensstreifen meutert“). Lors des derniers segments, qui évoquent le „kadaverpalaver“ du ministre, les pronostics scientifiques morbides et la niaiserie d’aucuns qui dessinent des lendemains meilleurs alors que le marché sort d’ores et déjà le „konsumknüppel“, la colère et le dégoût de l’autrice lui inspirent ses meilleures pages.
A comparer ces premiers écrits pandémiques, plusieurs observations s’imposent. Premier constat: les couvertures se suivent et se ressemblent, tous ayant choisi un rouge criard, comme pour signaler le danger, comme pour attirer l’attention aussi. Les deux publications Kremart ont même choisi d’y faire figurer la désormais célèbre icône virale, qui ressemble à une couronne d’épines ou à une sorte de hérisson roulé en boule.
Deuxième constat: il y a déjà, au bout de trois publications sur la pandémie, des détours obligatoires, des sujets qui certes donnent lieu à des angles et des approches différentes, selon le ton du livre et la vision de l’auteur, mais qui font pressentir qu’une littérature pandémique sera vite épuisée: ainsi, tous évoquent le silence de la grande ville et les chantiers à l’arrêt („wohnungsnot vertagt/auf den baustellen/regloses baggerballett“, écrit Naskandy alors que Moyse décrit les chantiers qui se figent, „donnant un coup d’arrêt à la guerre des tranchées que les piétons livraient dans d’étroites ruelles à des hommes casqués maniant le béton armé et frappant à grands coups de pelle“), tous ou presque évoquent le retour du spiritisme, les scènes de bataille à la supérette, l’applaudissement aux balcons ou encore la désinvolture vestimentaire, les cheveux qui poussent, les cravates qui prennent poussière dans l’armoire.
Troisième constat: les trois auteurs ont choisi la forme courte, fragmentée, comme s’il n’était pas possible de saisir le monde du confinement dans une narration linéaire, comme si le virus avait enrayé les récits continus par quoi nous malléons nos existences comme de la glaise et que place avait été laissée à ces récits en miettes dont parlait jadis François Lyotard quand il définissait la condition postmoderne. Quatrième constat: il semblerait que le coronavirus attire exclusivement le regard du mâle d’un certain âge – on aurait aimé, parmi ces trois publications, d’avoir un regard féminin et celui d’un jeune. Cela aurait probablement conduit à une diversité sémantique qui en l’état fait un peu défaut.
Dernier constat: si tous ces écrits sont des piqûres de rappel d’un temps qui hantera encore pendant longtemps notre mémoire collective, il manque à ces trois publications ce quelque chose qui transcende la simple observation mimétique, quelque chose qui fasse vibrer ces textes plutôt qu’y répéter nos peines et inquiétudes, recopiées dans un univers de fiction. Car la littérature ne se suffit pas d’observation lucide, elle cherche, dans le cheminement de la langue et dans l’extrapolation fictionnelle, les devenirs possibles de l’homme. Ces devenirs sont devenus, en ces temps de pandémie, incertains et appauvris.
Info
Gaston Carré, „L’année du Rat: les métamorphoses de l’homme confiné“, 2020, Editions Phi, 140 pages
Laurent Moyse, „La vie trépidante du confiné“, 2020, Kremart Edition, 52 pages
Tania Naskandy, „da ist was im busch“, 2020, Kremart Edition, 128 pages
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