Beaux livres / „Paysages du Fer“ : Un vaste tour d’horizon des mutations du bassin minier
L’architecte Jean Goedert, l’historien Luciano Pagliarini et l’historienne de l’art Antoinette Lorang offrent avec „Paysages du Fer“ un riche et inédit panorama des mutations du bassin luxembourgeois-lorrain de la minette du XVIIIe au XXIe siècle.
Publié aux éditions Gérard Klopp, „Paysages du Fer“ est un livre lourd. Mais comment en aurait-il pu en être autrement, au vu de l’ambition du projet: étudier la manière dont l’industrie a imprimé le paysage du bassin minier transfrontalier. Mais il se distingue aussi par le poids de ses mots et de ses images. Les auteurs, l’historien Luciano Pagliarini, l’historienne de l’art Antoinette Lorang et l’architecte Jean Goedert, ont uni leurs compétences pour identifier les différentes étapes de transformation d’un paysage originellement rural, la manière dont les artistes les ont documentées et ce que sont devenues et doivent encore devenir les sites industriels aujourd’hui en friches.
L’idée de l’ouvrage est née en 2016 à l’occasion de l’exposition „Belval – Paysages recomposés“, consacrée aux mutations des paysages de l’agglomération Esch/Audun-le-Tiche/Belvaux, au cours de deux siècles d’exploitation industrielle. Il aurait dû être achevé durant Esch2022, dont il porte le sigle. Mais c’est sans doute un mal pour un bien qu’il ne sorte qu’aujourd’hui, au moment où les œuvres sur le bassin minier se sont faites plus rares.
Comme une enquête policière
La partie centrale de l’ouvrage, consacrée aux regards d’artistes et rédigée par Antoinette Lorang, qui couvre 180 des 380 pages du livre, est sans aucun doute la plus originale et la plus précieuse des trois parties. Tandis que la littérature et la photographie ont, sous cet aspect, fait l’objet de recherches et publications récentes, il manquait encore un ouvrage de référence sur la représentation du paysage industriel dans l’art pictural au Luxembourg.
Le ministère de la Culture aura rétroactivement joué un rôle moteur en organisant, en 1990, l’exposition „Männer vu Stol an Eisen – Die Arbeiter des Bassin minier in der Luxemburger Kunst 1890-1990“. C’était une époque de prise de conscience de l’importance du patrimoine industriel. L’exposition, à la Tutesall de l’Abbaye de Neimünster, présentait 150 pièces mêlant tableaux, sculptures et photographies, dont des paysages avant et après l’industrialisation. Si la publication envisagée n’est jamais venue, c’est de cette exposition, dont elle fut une des collaboratrices en tant que jeune historienne de l’art, qu’Antoinette Lorang est partie pour se lancer dans ses recherches. Il y avait certes encore trente ans de création à couvrir. Mais surtout, il restait encore beaucoup d’œuvres plus anciennes à recenser. „C’était minimal par rapport à ce qui a été découvert par la suite“, confie-t-elle.
Elle s’est cette fois lancée dans une recherche, qui s’est „apparentée à une véritable enquête policière“, comme le soulignent les trois auteurs en introduction du livre. Pour cause, „si de nombreux tableaux se trouvent dans des collections publiques – encore fallait-il les localiser – d’autres font partie de collections privées appartenant aux héritiers d’un peintre ou à un collectionneur privé“.
Antoinette Lorang a exclu la photographie, le vitrail et la bande dessinée de ses recherches. Elle ne fait pas une présentation exhaustive des œuvres qu’elle a recensées. Elle propose une histoire chronologique de l’art luxembourgeois à travers le thème de la sidérurgie, dans la riche introduction qu’elle consacre à chacune des quatre périodes identifiées (1830-1918; 1919-45; 1946-75; 1976-2022), avant de s’attarder sur les artistes les plus significatifs de chaque période. Le livre ne passe ainsi pas à côté des artistes habituellement associés à l’industrie, que ce soit en premier lieu Harry Rabinger ou encore Jean-Pierre Thilmany. Mais il présente aussi de nombreuses œuvres jusque-là restées dans l’ombre, qu’il s’agisse d’œuvres d’artistes étrangers passés par le bassin minier ou d’artistes locaux dont certaines œuvres sont passées sous les radars.
Le peintre et chroniqueur d’Audun-le-Tiche, François Ponsin, est sans doute l’artiste le plus intéressant pour la période avant 1914, dans la mesure où il documente les étapes de la transformation d’un village rural en cité industrielle. Comme le rappelle Luciano Pagliarini dans la première partie de l’ouvrage, celle-ci s’est faite progressivement. Les tout premiers hauts fourneaux comme ceux de Lasauvage „pouvaient être confondus avec les bâtiments et les constructions annexes d’un gros moulin à farine, un des symboles majeurs, depuis le Moyen-Âge, de la ruralité.“ Les débuts de l’exploitation de la minette se font à la force de l’homme et du cheval, en surface. Le premier élément intrusif arrive en 1860, c’est le train et ses rails en fer dans un paysage jusque-là surtout fait de bois et de pierre. Puis, continue Luciano Pagliarini, soucieux d’identifier les changements qui ont pu sauter aux yeux des artistes, à la décennie suivante, apparaissent les premiers hauts fourneaux au coke dans le canton d’Esch, quand mines et usines commencent à transformer le paysage. Naît alors une double exploitation en surface et en profondeur qui „impose un système étagé, en gradins, une des signatures les plus marquantes des paysages nés de l’exploitation des minettes“.
Une autre nouveauté consiste dans la dissémination des briques, souvent fabriquées sur place, et utilisées pour des bâtiments entiers d’usine, ainsi que les grandes cheminées flanquant les hauts fourneaux. Le métal est très sollicité aussi pour les structures, colonnes, tuyaux et conduites. Les machines à vapeur et les chaudières qui les alimentent sont partout présentes. La dimension „fer et feu“ s’accentue avec la découverte du procédé Thomas.
Ce procédé de déphosphorisation provoque le développement d’usines intégrées, comprenant tout le cycle de production, des hauts fourneaux aux laminoirs en passant par les aciéries. Elle emploie un plus grand nombre d’ouvriers, qu’il faut loger dans des quartiers ouvriers à proximité des usines. Ce sont aussi les couleurs qui changent avec le procédé Thomas, comme le fait remarquer l’historien. „Les fumées rose orange qui s’échappent des hottes des aciéries Thomas, vision très spectaculaire à la tombée de la nuit, vont tellement frapper les esprits, que cela deviendra un sujet de prédilection pour tous les amateurs de paysages, travaillant en couleur.“ C’est surtout pour capter ces jeux de lumière et de fumées que les peintres apportent des informations visuelles précieuses d’un point de vue historique, avant que la photographie, à partir des années 50, ne puisse rivaliser.
Lumière sur Heijenbrock
La découverte des tableaux qu’a consacrés le peintre néerlandais de la lumière Herman Heijenbrock à l’industrie du bassin minier est en ce sens un événement. Ce fils de boulanger, né en 1871 et proche du mouvement socialiste, a laissé entre 1.200 et 1.500 dessins et peintures, des tableaux d’une „valeur documentaire indéniable“ consacrés à l’industrie. Et lors de son tour de l’Europe industrielle, il est passé dans la région. Antoinette Lorang a fouillé les fonds le concernant pour identifier les tableaux – et parfois rectifier leur localisation.
Dans un souci didactique, Antoinette Lorang livre, pour Heijenbrock comme pour les autres, des descriptions précises et claires, accessibles à tous les tableaux, permettant de mettre des images sur des termes techniques (comme les fameux cowpers). Elle livre aussi des explications techniques passionnantes, comme sur le recours du même Heijenbrock aux pastels. „L’aquarelle et l’huile ne se prêtaient guère à restituer des scènes de lieux de production poussiéreux où régnaient des températures extrêmes. Ces couleurs sèchent trop vite et attirent la poussière.“ En représentant un laitier versé sur un crassier à Villerupt, il trouve un bel exercice de style. Dans une précieuse et rare représentation de l’usine de Differdange depuis l’intérieur, „il rend de façon remarquable l’atmosphère pesante du lieu de travail des ouvriers grâce au dessin de fumées et de vapeurs dégagées de multiples sources et de différentes couleurs: gris-bleu, blanc, rougeâtre“.
Antoinette Lorang est aussi attentive à éclairer les motivations des artistes à venir dans le bassin minier, d’établir leurs liens avec ce dernier. C’est ainsi qu’elle apporte du contexte à la première représentation d’un haut fourneau luxembourgeois, une gravure sur bois faite par Charles Albert Barbère à partir d’un dessin de Willem Hekking Jr, représentant l’usine Brasseur à Esch en 1873. Elle rappelle par ailleurs que le peintre et professeur de dessin eschois Eugène Mousset (1877-1941), plutôt connu pour les paysages, a également traité le sujet de l’industrie. Elle exhume d’une collection particulière une représentation inédite de l’usine des Terres Rouges, qui tranche dans le style avec ce qu’on connaissait de lui et notamment des mineurs et des casseurs de fonte.
Pour ce qui est de l’Entre-Deux-Guerres, période mouvementée de l’art luxembourgeois, Antoinette Lorang rapporte l’intérêt du Sécessionniste Nico Klopp, peintre et illustrateur de Bech-Kleinmacher, ou de Jos Sünnen. Elle fait découvrir les remarquables aquarelles du bassin de Longwy par Alfred Renaudin ou bien les huiles sur toile de l’usine de Rodange du peintre belge Camille Barthélémy.
La sidérurgie influe aussi sur le développement de la ville. Elle a „forcé les localités à se développer sur des surfaces moins généreuses, donc à construire avec une plus grande densité“, explique Jean Goedert dans la dernière partie. „Ces villes ont une densité et une urbanité largement comparables à celles de villes de plus grande taille.“ Plusieurs tableaux de cette époque montrent des scènes eschoises inédites. Une toile remarquable de Duilio Donzelli montre la construction de rues nouvelles et la densité du tissu urbain. On découvre aussi avec émerveillement une scène de kermesse de Harry Rabinger ou encore une scène de rue par Foni Tissen.
À côté du Dudelangeois Frantz Kinnen, du Rumelangeois Emile Kirscht et du Rodangeois Charles Kohl, le Differdangeois Roger Koemptgen, répéré par Foni Tissen, fait partie des artistes présentés en détail pour cette partie. Pour la période la plus récente, on découvre le travail de Marc-Henri Reckinger, Moritz Ney, Jean-Marie Biwer, Robert Viola, Fernand Bertemes ou encore Serge Ecker.
Le temps de la reconversion
Dans la troisième partie du livre, richement illustrée, elle aussi, l’ancien architecte-directeur de la ville d’Esch, Jean Goedert, passe en revue le devenir des vestiges industriels après la crise des années 70. Reprenant le sociologue français, Simon Edelblutte, il rappelle que la fermeture des installations, pour la population, créa d’abord un sentiment d’incrédulité, avant que ne s’ouvre une période de deuil, durant laquelle de grandes parties du patrimoine industriel furent détruites. Au Luxembourg, les firmes sidérurgiques ont, aussitôt après la fermeture d’une usine, démoli les infrastructures de la phase liquide (hauts fourneaux, cowpers, aciérie etc.), tandis que les bâtiments s’approchant le plus du patrimoine classique ont survécu. En France, le démantèlement fut complet.
À partir de la fin des années 80, les responsables firent souvent primer le développement économique sur toutes les autres considérations comme l’écologie, le patrimoine industriel et la mémoire, observe l’ancien architecte de la ville d’Esch-sur-Alzette. Le paysage du bassin minier a notamment subi de grandes transformations de son paysage, à l’issue de la construction de la collectrice du Sud et de l’aménagement de zones d’activités et des nouvelles implantations de grandes entreprises qui s’en sont suivis.
Jean Goedert consacre une large part de son développement aux projets de reconversion, et avant tout à celui de Belval, „laboratoire luxembourgeois de la reconversion de sites industriels“. Il constate que si, à Esch, les trois usines qui entourent la ville ont orienté son développement vers le Nord, „les barrières industrielles centenaires se transforment actuellement en lieux de connexion: Belval et Terre rouge sont des fenêtres ouvertes sur le territoire français“.
Infos
J. Goedert, A. Lorang, L. Pagliarini, „Paysages du Fer – Mutations du bassin luxembourgeois-lorrain de la minette du XVIIIe au XXIe siècle.“ Editions Gérard Klopp. 380 pages, 59 euros.
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E wonnerbaren Tableau vum Foni Tissen, engem vun eise beschten Artisten.