Littéerature / Poésie et états de conscience élargie: „Autres traces“ de Habib Tengour
Habib Tengour se lance à la recherche de traces: dans son nouveau recueil de poésie „Autres traces“, l’auteur emprunte des chemins de bois, vers l’oasis de Yathrib jusqu’à l’au-delà. Une critique du livre.
Né à Mostaganem en 1947, Habib Tengour est à la fois universitaire, romancier et poète. Depuis 2018, il dirige la collection „Poèmes du monde“ aux éditions APIC à Alger, qui comporte actuellement une vingtaine de titres publiés. Récipiendaire du Prix international de littérature francophone Benjamin Fondane en 2022, il est à la tête d’une œuvre caractérisée par un multiculturalisme engagé, une dénonciation sociopolitique ainsi qu’une recherche à la fois identitaire et esthétique. Sociologue et anthropologue, ce „poète de la transe“ interroge souvent les concepts de postcolonialisme, nomadisme et identité. Dans son dernier opus, Habib Tengour livre une sorte de récit anamnestique poétisé dans lequel il s’essaie à une quête ontologique protéiforme.
La trace est un objet inscrit dans une matérialité que nous percevons dans notre environnement extérieur et dotons d’un potentiel de sens particulier, que je propose de spécifier comme la capacité dans le présent de faire référence à un passé absent mais postulé
Dans son article intitulé „Complexité de la notion de trace: de la traque au tracé“, Yves Jeanneret définit la trace en ces termes: „La trace est un objet inscrit dans une matérialité que nous percevons dans notre environnement extérieur et dotons d’un potentiel de sens particulier, que je propose de spécifier comme la capacité dans le présent de faire référence à un passé absent mais postulé.“ Il semble que cette définition faisant notamment intervenir les notions de „sens particulier“ et de „passé absent“ corresponde bien au projet tengourien consistant à interroger les traces qu’il sait „muettes“, comme l’auteur le précise dans la postface de son recueil poétique de structure tripartite („Arrêt“, „Chemins de bois“ et „Retours“) et à y faire référence dans le présent.
Ecrire pour exister et résister
Le poème liminaire donne le ton de cet ensemble poétique: „Evoquer quoi / Ce qui fut ce qui fuit / Cela / témoin tension / foule fragments / désordre / air du temps ou impression récurrente.“ Habib Tengour, en qualité de transmetteur et de passeur, évoque, tire du barathre de l’oubli, fait parler ces traces à la lecture desquelles il nous initie, et ce de la finitude à l’infinitude, du visible à l’invisible. De nature tant introspective que spéculaire, la trace devient, sous sa plume, le lieu de la différence et de l’altérité mettant en perspective l’interprétabilité et l’intelligibilité à la fois de soi et de l’Autre.
Le mouvement poétique triphasique qu’adopte Habib Tengour, qui consiste à (s’)arrêter, prendre divers chemins (de bois) et à y (se) retourner, est un acte proprement philosophique – l’ensemble des pièces poétiques de forme libre pouvant être lues et interprétées à l’aune de cette dimension de recherche de sagesse et de vérité, de cette volonté de dire, d’écrire pour exister et résister. L’arrêt, quant à lui, désigne l’action consistant à (tenter) de se soumettre au temps linéaire en sorte de pouvoir faire advenir un certain nombre de mots, d’idées, de situations.
Dans la première section, le lecteur a le sentiment que l’auteur contemple, et ce dans le sens le plus général de ce terme, à savoir „regarder quelque chose avec attention et longuement dans un état de méditation“. Il s’agit de prendre du recul, de la distance pour se réinventer, se libérer de la routine sclérosante; de prendre conscience de la fragilité de l’existence que menace l’épée de Damoclès qu’est la mort (comme en témoignent les extraits du Coran cités en exergue des sous-parties: „la mort que vous fuyez vous rattrapera“; „le vertige de la mort restitue le vrai“).
Par ailleurs, l’Hégire, mentionnée à plusieurs reprises, désigne traditionnellement le départ de Mahomet et de plusieurs de ses compagnons de La Mecque vers l’oasis de Yathrib. Synonyme d’émigration géographique, elle a également une symbolique spirituelle vers une vie plus pure: „Agir autrement ou du moins l’espérer / Tracer un chemin sûr / Avoir à raconter quand le sommeil tarde“; „Cela réintroduit un sens … / Comme une dilatation encore timide / Par élimination progressive de soupirs“. Le centenaire de la mort d’Arthur Rimbaud (1991) donne l’occasion à Habib Tengour de créer des acrostiches („IRAQ“) mettant en scène diverses réflexions liées à la situation de ce pays du Proche-Orient alors en guerre en 1991.
L’exil d’âmes
Les „chemins de bois“ qu’emprunte Habib Tengour sont propices à une anamnèse poétique faite de „sentiers oubliés“, de „saison d’exode“, mais encore évoquent la douloureuse problématique de l’exil d’âmes en proie au questionnement, à l’ombre au miroir d’un amour qui se meurt. Ils interrogent également l’absence des morts qui „se terrent dans un abîme de silence“. La mort est très présente dans cette deuxième section, comme en témoigne la série des dix „Ombres“ que scande la reprise anaphorique de „Tous ces morts“. Ces ombres conduisent notre poète jusqu’au peuple mythique des confins du monde connu, les „Cimmériens“. Ils sont évoqués dans l’„Odyssée“ d’Homère comme un peuple habitant près de l’entrée des Enfers („Une funeste nuit s’étend sur ces infortunés“, XI-19): chez Habib Tengour, une sorte de dialogue s’instaure entre eux et lui, ce qui n’est pas qu’une „rencontre sans éclat“.
Agrémentée une nouvelle fois d’une anecdote liminaire, la troisième section, intitulée „Retours“, évoque la figure bien connue du héros voyageur qu’est Ulysse, confronté à l’errance et à la migration; celle également, très prisée, d’Arthur Rimbaud: „Avec Rimbaud / une relation de hauts et de bas / Au bord du Neckar à Mostaganem ou à Évry / Arthur pas fréquentable.“ „L’île au loin“ et „Chien reconnaissant“ disent non seulement la déshérence, mais aussi le besoin de reconnaissance et d’adoption.
La postface, quant à elle, invite le lecteur à devenir un „lector in fabula“ soucieux d’une implication interprétative éclairante et capable de se lancer à son tour sur d’autres traces: „Ces autres traces, par moi prises à partie, ne répondent certainement pas à toutes mes interrogations. Muettes, elles aussi, elles se laissent interroger réservant leurs réponses. Peut-être le lecteur en devinera la teneur …“ Sans oublier les „décombres“ du monde „qui s’accumulent de jours en jours“ et qu’on ne peut plus passer sous silence.
Le recueil
Habib Tengour: „Autres traces“, Paris, Non Lieu 2024. ISBN 978-2-35270-354-9; 112 pages; 12 euros.
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