L’écriture de soi / Quand le je en vaut la chandelle
Effort physique, quête stylistique, jeu dangereux, l’écriture autobiographique est une aventure dont des personnes aux horizons les plus divers partagent les bienfaits. Un pas si mauvais genre.
„Je suis le premier qui avait une méfiance très forte envers l’autobiographie. Pour moi, cela ne faisait sens que si tu étais Napoléon ou Dante Alighieri“, concède Claudio Cicotti, responsable de la Section des lettres italiennes à l’Université du Luxembourg. „Jusqu’il y a douze ans quand j’ai perçu que l’autobiographie vraie touche des cordes profondes et très importantes.“ L’universitaire s’est alors plongé dans les travaux d’un autre universitaire, Philippe Lejeune, qui ont contribué à réhabiliter l’autobiographie, en lui redonnant une histoire propre et en en précisant la définition. Pour ce dernier, l’autobiographie est un „récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité“. Le terme rétrospectif écarte les journaux intimes, et souligne la distance avec les faits qui donne à l’autobiographie le pouvoir de donner un nouveau sens à sa vie.
Question de légitimité
En dirigeant le projet „Autobiographical Genre, Migration and Identity’s (re)construction in Luxembourg“, Claudio Cicotti a pu constater que l’écriture de soi est tributaire d’un fort sentiment de légitimité. Si on ne connaît pas d’autobiographies d’immigrés italiens au Luxembourg avant les années 70, c’est le reflet d’un „pacte très compliqué et difficile au Luxembourg en raison de la différence culturelle et linguistique“. „Il n’y a pas eu beaucoup de désirs. Et s’il y en a eu, ils ont été étouffés.“ En Belgique, au contraire le caractère officiel de l’immigration et l’héroïsation du travail des ouvriers leur ont donné la confiance pour écrire.
Au Luxembourg, la légitimité aura attendu les années 70 et l’arrivée de l’immigration portugaise. Mais la nouvelle immigration italienne, celle des institutions européennes et du monde de la finance, se tournent vers des modes d’écriture plus valorisant. Car l’autobiographie souffre autant des procès en égocentricité que du manque d’imagination qu’on lui prête.
Par l’enseignement de l’écriture autobiographique, Claudio Cicotti œuvre à combler cette lacune. Depuis sept ans, il en propose un atelier pratique, dans le cadre de la formation continue „Lingua, Cultura e Società italiane“. Pour l’universitaire, elle est avant tout une activité physique et charnelle. C’est par les doigts, dit-il, que commence le travail de mémoire. Il est en cela comparable aux travaux des champs. Il faut labourer le terrain, le remuer, faire remonter à la surface ce qu’il cache, pour espérer qu’un jour il soit beau et productif. Si l’autobiographie est elle aussi affaire d’efforts et de fatigue, il est par contre recommandable de mettre la charrue avant les bœufs: écrire d’abord, même une liste de courses, et réfléchir après. Car les mains entrainent l’esprit. „L’écriture te tire, même si tu ne le veux pas.“ C’est alors que peut commencer un phénomène réparateur: „Tu comprends que t’es en train de travailler quelque chose de ton passé, sans penser aux modèles culturels, sans penser à faire de la littérature. En sélectionnant des souvenirs qui deviennent sujet-verbe-complément, tu transformes toutes les choses qui habitent ton esprit de manière confuse, en une chose rationnelle qui s’appelle écriture et donne du sens à ton vécu.“
En sélectionnant des souvenirs qui deviennent sujet-verbe-complément, tu transformes toutes les choses qui habitent ton esprit de manière confuse, en une chose rationnelle qui s’appelle écriture et donne du sens à ton vécuenseignant d’écriture autobiographique à l’Université du Luxembourg
Dans ses ateliers, Claudio Cicotti distille les techniques et exercices pour libérer l’écriture, „ouvrir le robinet et le laisser s’écouler“. Il a constaté que cette expérience fait le plus de bien à ceux qui ont le moins d’années de formation derrière. Ceux qui trouvent le plus de liberté en se libérant des catégories mentales léguées par l’école. Evidente pour les plus illustres, l’autobiographie est au final aussi libératrice pour les moins lettrés. Dans le monde de l’autobiographie, la belle histoire de Clelia Marchi est présentée comme un cas d’école. A la mort de son mari, cette paysanne de la plaine du Pô a décidé de donner un nouvel usage aux draps du lit conjugal en y écrivant l’histoire des gens de son village. Le linge est devenu la pièce la plus spectaculaire du musée de l’autobiographie de Pieve Santo Stefano.
„La mémoire étant ce qu’elle est“
L’écrivaine Carla Lucarelli est entrée dans l’autobiographie par une voie dérobée. Elle considérait ce genre avec une légère condescendance quand une revue littéraire, Les moments littéraires, lui a demandé d’écrire sur sa vie. Tenant de manière irrégulière un journal, elle avait commencé à y sauver des images intérieures, „la mémoire étant ce qu’elle est“, elle les compilait pour elle, mais aussi pour sa fille et pour sa nièce, „pour qu’elles voient d’où on venait“. Devant l’intérêt suscité par son premier récit publié, elle a poursuivi sur sa lancée, pour finalement en faire un livre, „Enfance, instantanés – A l’aube de la mémoire“ aux éditions Phi.
Elle concède avoir pris du plaisir, à se replonger et se transporter dans ces images, à ressentir un „effet proustien“. „Quand je décrivais une boutique de laine, avec la vendeuse qui virevoltait, j’étais la petite fille qui regardait.“ Elle admet l’intérêt du genre pour le bien-être. Pour le sien puisque, comme lorsqu’elle rédige un journal, elle y retrouve „la preuve noir sur blanc que [elle] existe“. Mais aussi pour ceux et celles qui l’ont félicitée pour son ouvrage. En poursuivant cette „tentative de reconstitution d’un passé“ de jeune fille d’origine italienne dans le Luxembourg des années 70, elle a touché une corde sensible. Elle n’avait pas anticipé que ses images parleraient aussi à une communauté de destin, ni même qu’elles en feraient naître de nouvelles dans la tête du lecteur. „Un écrivain n’est qu’une tout petite partie du livre lu. Les gens refont leur livre avec leurs propres souvenirs. Mon autobiographie c’est exactement cela.“
Malgré tout Carla Lucarelli continue de considérer le genre avec suspicion. L’exposition de la vie des autres la dérange. „On peut écrire pour soi mais les autres qui ne sont pas écrivains n’ont rien demandé. On peut sans problème passer par la fiction, pour protéger les autres de soi.“ La fiction est d’autant plus préférable quand on admet que l’autobiographie au fond en relève également. „On se met dans une lumière ou dans une autre. On prend une posture.“
„Une archéologie intérieure“
Auteure à succès de livres de jeunesse, Susie Morgenstern, 150 ouvrages au compteur, est habituée à jongler avec les styles. La première fois qu’elle a recouru à l’autobiographie, c’était „thérapeutique“, dit-elle. On était au milieu des années 1980. Sa fille avait 17 ans. Et le dialogue était rompu. Elle a alors décidé de résoudre le problème par l’écriture, en transmettant à sa fille un premier chapitre dans lequel elle décrivait son incapacité à communiquer avec lui en lui demandant de lui répondre. En est né un dialogue devenu „Terminale, tout le monde descend“, un grand succès de librairie sur le rapport mère-fille à un âge délicat.
La dernière fois, c’était avec le même dispositif, et avec un succès plus grand encore, lorsqu’elle a proposé à son deuxième mari pour raconter leur rencontre 15 ans plus tôt. Elle, veuve depuis dix ans, âgée de 60 ans et lui, un Suisse Allemand de 74 ans, ont écrit „Fleurs tardives“ à quatre mains. Au début, il s’agissait de partager le plaisir de l’écriture avec son compagnon. L’éditeur qui en eût vent a accroché. Le public aussi. „Je n’ai jamais été autant invité à la télé, à la radio et dans les journaux. Cette idée de l’amour des vieux a beaucoup plu. Beaucoup de femmes écrivent que, grâce à ce livre, elles ont trouvé l’amour aussi. Cela fait vraiment plaisir, même si on ne l’a pas écrit pour cela.“
Et ce n’est pas fini. En mai prochain, c’est une autobiographie au sens strict, „de la naissance jusqu’à ma mort“, dit-elle, qui paraîtra. C’est une commande d’un éditeur, L’iconoclaste. Susie Morgenstern a accepté, tant elle apprécie cet exercice d’„archéologie intérieure“.
La chose la plus difficile pour moi c’est l’intrigue. Dans un roman, je suis toujours inquiète. Je me demande: „Que vais-je faire?“, „Où vais-je?“ Avec l’autobiographie, on n’a pas besoin de chercher une intrigue. On peut se concentrer sur le style.autrice de livres pour la jeunesse et de plusieurs autobiographies
L’autobiographie a, à ses yeux, le redoutable avantage que la matière première est déjà là, à portée de main. Même lorsque pour „La petite dernière“ qui raconte son enfance aux Etats-Unis comme la cadette de trois filles, elle pensait ne pas avoir assez de souvenir, il a suffi qu’elle se concentre sur ces années pour que tout resurgisse. „La chose la plus difficile pour moi c’est l’intrigue. Dans un roman, je suis toujours inquiète. Je me demande: ,Que vais-je faire?‘ ,Où vais-je?‘ Avec l’autobiographie, on n’a pas besoin de chercher une intrigue. On peut se concentrer sur le style.“ Et justement son style change avec ces textes conçus pour les adultes. „Quand j’écris un roman pour enfant, mon but est de les faire lire et aimer lire“, explique-t-elle. „Les adultes, je veux les amuser et répondre à des questionnements. Et c’est une d’autant plus grande satisfaction, que l’autobiographie donne des révélations sur soi-même.“
C’est dans un atelier d’écriture qu’elle a déniché le fil conducteur de son prochain ouvrage, „Mes dix-huit exils“. La formatrice, Virginie Lou Nory, un matin, a jeté le mot „exil“ en pâture et demandé à l’auditoire de se lancer dans l’écriture. Susie Morgenstern a fait une liste de ses exils et c’est ceux-ci qu’elle raconte dans son autobiographie. Le processus fut parfois douloureux, reconnaît-elle. „Il m’arrive de pleurer. Un de mes exils est la mort de mon mari. On peut avoir des moments difficiles. Mais j’aime tourner tout cela en dérision et rire du pire. Il y avait des moments difficiles mais tant pis, je n’ai pas eu une vie tragique non plus.“
Susie Morgenstern est souvent par le passé venue à Luxembourg à la rencontre des élèves, par l’entremise de Betty Beck. Pendant des années avant sa retraite, cette dernière a organisé des ateliers d’écriture avec des élèves en difficulté scolaire et des adultes ayant abandonné prématurément le cursus scolaire, pour renforcer leurs facultés d’expression à l’oral et à l’écrit. Elle leur donnait des poésies, des chansons comme sources d’inspiration. Elle leur demandait de décrire un membre de leur famille à partir du poème „Déjeuner du matin“ de Jacques Prévert. Elle leur faisait composer des „j’aime, je n’aime pas“, ou des „je me souviens de …“ comme dans les exercices d’improvisation de théâtre. C’était un exercice utile „pour explorer les différentes facettes du vécu, pour relativiser, pour mieux se connaître“, mais aussi écrire et progresser dans l’expression de leur langue comme dans une langue étrangère.
Mais l’écriture autobiographique pourrait convenir à tous les élèves, dit l’enseignante. „On peut la proposer mais si on en fait une tâche obligatoire, cela risque d’être contreproductif.“
A l’encre verte
Personne n’est obligé de se rendre dans la maison de Vanessa Buffone. Sa position à Mamer empêche les venues hasardeuses. Avant la pandémie, une centaine de personnes, de tous horizons et parmi eux de nombreux réfugiés dans le cadre du projet baptisé within, franchissait régulièrement sa porte pour fréquenter son atelier d’écriture comme elle en anime depuis 28 ans: ils y trouvaient un lieu chaleureux pour écrire et un regard bienveillant sur leur production. Avec la possibilité de publier s’ils le souhaitent.
La maison de Vanessa Buffone est devenue le musée de vie ordinaires. Au mur les petits livrets des membres de l’atelier contiennent la plupart du temps des récits de vie. „L’autobiographie est une envie très humaine, naturelle, de revivre son vécu et d’écrire son histoire.“ Cela permet à ces personnes de faire tenir leur vie debout. „C’est 80% de réinvention et 20% de mensonge. L’autobiographie c’est réécrire sa propre histoire, augmenter l’existence de quelque chose.“
Vanessa Buffone est là pour accompagner si nécessaire avec des outils techniques; „L’autobiographie, c’est la chose la plus difficile du monde, si tu veux laisser sortir des choses hors du cliché“, dit-elle. Nul ne songerait à accoler le qualificatif de cliché aux mots choisis par Maria Joao, quand elle raconte ses retours à la maison où son père abusait d’elle. La lecture est glaçante. „Aujourd’hui, il m’a accueillie et m’a emmenée d’abord à la cuisine. La cage du canari était par terre. C’était une très grande cage, presque de ma taille, avec une petite porte. Il a ouvert la petite porte et y a conduit ma main. Il m’a dit de caresser l’oiseau. J’ai obéi. J’étais gelée, je savais ce qui allait se produire.“
Ces mots comme d’autres ont attiré l’attention de la Grande-Duchesse qui a invité le groupe à participer à la conférence „Stand Speak Rise up“, sabordée par la pandémie. C’est la preuve que publier son histoire peut avoir un rôle sur la société. „On peut avoir des doutes, dire que c’est de l’ego, que ce n’est pas important ou superficiel. Ça fait partie du rituel“, observe Vanessa Buffone. „Mais au fond quand on publie, les réponses sont bonnes. Je suis contente de l’avoir fait.“
„Nous sommes une évolution biologique de ce que nous étions hier, avant-hier, et sommes aujourd’hui la cause de ce que nous serons demain, après-demain. Organiser les choses appartenant à notre passé signifie les faire refléter dans ton état d’esprit actuel“, explique Claudio Cicotti. C’est pourquoi le fondateur de l’Université libre de l’autobiographie d’Anghiari, Duccio Demetrio, a théorisé en 2015 la green autobiography. En consignant par écrit nos souvenirs sur ces expériences, on est en mesure de régénérer notre rapport présent et futur à la nature, avance-t-il. C’est dire si l’écriture autobiographique mérite une considération nouvelle.
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