Festival de Cannes / Survivre n’est pas vivre
Pour son nouveau film, l’écrivain Emmanuel Carrère conjugue du Ken Loach à la sauce française, rappelant de par son dispositif actanciel „En guerre“ de Stéphane Brizé tout en y ajoutant une métaréflexion sur l’implication de la journaliste investigatrice dans son sujet qui aurait mérité d’être creusée.
„Comment ils font, les pauvres?“, se demande André Bernheim dans „Tout s’est bien passé“ quand sa fille lui révèle le coût de son euthanasie. Pour savoir comment ils font, les pauvres, la grande reporter Florence Aubenas a décidé d’aller voir par elle-même. Adapté de son „Quai de Ouistreham“, le film suit l’alter ego d’Aubenas, incarné par Juliette Binoche, dans son entreprise d’infiltration d’un milieu on ne peut plus défavorisé – celui des femmes de ménages à Caen qui finissent toutes, à un moment ou un autre, sur l’équipe du ferry à Ouistreham, dernier cercle de l’enfer où il s’agit ou bien de faire une soixantaine de lits en un temps record, ou alors de dégorger des chiottes débordant souvent de vomissures ou de merde.
Pour réaliser son enquête, Aubenas, ici rebaptisée Marianne Winckler, largue les amarres et déménage à Caen, où elle se présente au Pôle Emploi. A ceux qui lui demandent, elle invente un mari qui l’aurait quittée – et dès lors, cette femme au passé bourgeois devra s’accommoder à une vie sans pitié, à des boulots qui ne sont pas seulement sur un plan métaphorique des boulots de merde. Elle y rencontrera des femmes dures et endurcies, qui ne peuvent pas se permettre le luxe de l’empathie, mais avec qui des relations d’amitié touchantes, nouées au fond du désespoir, se tisseront néanmoins. C’est là que le film réussit de belles scènes, qui pourtant ont parfois du mal à sonner juste, faute à un dispositif actanciel qui comporte un écueil important.
Le dispositif retenu se rapproche de celui choisi par Stéphane Brizé pour „En guerre“, présenté à Cannes il y a trois ans, où Vincent Lindon était entouré d’acteurs non-professionnels. Si cela avait fonctionné à merveille pour ce film engagé sur la fermeture d’usines et le maltraitement de ce que jadis on appelait la classe ouvrière, cela fonctionne moins bien ici à cause d’une sorte de double emploi: ainsi, Juliette Binoche détonne parce qu’elle est la seule actrice professionnelle au sein d’une équipe d’actrices amatrices – dans l’ensemble impressionnantes – là où Marianne Winckler, son personnage, détonne parce qu’elle est la seule à feindre, la seule à ne pas éprouver la pauvreté et le chômage jusqu’aux os.
Ce miroitement, ce nivellement du sémantique sur le formel, du social sur l’artistique conduit le film à un excès d’harmonie, à quelque chose de trop lisse là où on aurait aimé voir des aspérités, des accrocs, le choix de discriminer entre artiste professionnelle et amateurs, entre jeu et réel faisant apparaître des clivages qu’il aurait fallu problématiser plus en amont plutôt que de filmer Binoche en train de se baigner.
De même, la mauvaise conscience de la journaliste reste à la surface, paraît de pacotille – on a raté là une belle occasion de parler de la manière dont l’auteur ou l’artiste vampirisent leur entourage, de l’équilibre difficile entre exploitation et valorisation, entre engagement social et narcissisme. Car si Aubenas-Binoche prétend avoir fait tout cela afin que les yeux des gens riches se dessillent, elle n’en est pas dupe et sait très bien que ces mêmes gens seront choqués le temps de lecture du livre – mais qu’elle n’en aura pour autant rien changé aux conditions de travail et de vie des jeunes femmes qu’elle a accompagnées un moment. C’est pour cette raison que l’épilogue est touchant – là s’ouvrent les abîmes entre les deux mondes, là pointe l’irréconciliabilité des deux univers, là se montrent les limites de l’empathie, de la mimésis, d’un rôle endossé l’espace d’un moment.
Ouistreham, d’Emmanuel Carrère, Quinzaine des réalisateurs, 2,5/5
La deuxième journée du festival :
Lamas industriels et angoisse covidienne
Naissance d’un Woody Allen français
Autoportrait d’un (plus si jeune) homme en feu
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- Des débuts bruitistes et dansants: la première semaine des „Congés annulés“ - 9. August 2023.
- Stimmen im Klangteppich: Catherine Elsen über ihr Projekt „The Assembly“ und dessen Folgeprojekt „The Memory of Voice“ - 8. August 2023.
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