Film / Taureau chef-d’œuvre: Quentin Dupieux revient avec „Mandibules“, une excellente comédie déjantée
Deux losers déjantés chargés d’une mission rocambolesque découvrent, dans le coffre d’une voiture volée, une mouche géante, qu’ils décident de dresser pour se faire du pognon. Dépouillant encore plus son cinéma loufoque et absurde, Dupieux signe une comédie impressionnante, qui se présente comme une version avant-gardiste, beckettienne de „Dumb & Dumber“. Une bulle d’air frais dans un monde qui se délite.
Gustave Flaubert aurait (peut-être) aimé les films de Quentin Dupieux, lui qui rêvait d’écrire un livre sur rien. Un peu comme les romans d’Eric Chevillard, les films de Dupieux, musicien et cinéaste prolifique, partent invariablement d’une idée déjantée, comme on peut en développer en fin de soirée, après avoir éclusé moult bières fortes, mais dont on se dit le lendemain qu’elle tiendra tout au plus la route le temps d’un court-métrage avant-gardiste.
Les films de Quentin Dupieux n’ont pas de sujet. Ou alors, ils ont des sujets bidon, des histoires-prétexte, sans queue ni tête, qui réduisent le cinéma à son expérience la plus minimaliste: l’on y suit avec émerveillement des personnages paumés dans un univers sans repère autre que la loufoquerie, sans lois autres que l’absurdité et le lent délitement du sens.
Ses films sont des paris fous, de courageux actes de funambule – car l’on se demande toujours jusqu’où il pourra bien aller, avec son idée à la noix. Ce sont des traversées de mondes où l’on retrouve cet émerveillement propre au cinéma devenu si rare, les films de Dupieux étant tout sauf prévisibles. Dupieux signe de brillants exercices de style, des œuvres bien plus oulipiennes que n’en produisent certains membres de l’Oulipo (voir l’assez banal „L’anomalie“ de Hervé Le Tellier, pressenti favori du Goncourt), transcendées en terrain de jeu par des acteurs qui s’en donnent à cœur de joie.
Après l’histoire d’un pneu tueur en série („Rubber“), après celle, récente, d’un mec qui tombe amoureux de sa veste en daim („Le daim“, maladroitement rebaptisé en „Monsieur Killerstyle“ pour sa version allemande), voici donc venir l’histoire de Manu (Grégoire Ludig) et Jean-Gab (David Marsais), deux losers déjantés qui, chargés d’une mission mystérieuse, découvrent, dans le coffre d’une voiture volée, une mouche géante.
Les deux sont désemparés – mais ils le sont moins par cette apparition incongrue, kafkaïenne au sens premier du terme, que parce que la mouche fait obstruction à leur mission première. Manu, qui dort à la belle étoile, „comme un clochard“, doit récupérer une mallette au contenu mystérieux (l’autre Quentin aurait apprécié ce MacGuffin qui n’en sera pas un) et la transporter d’A à B dans le coffre d’une voiture, tout ça pour une récompense de 500 balles.
Affamés
Or, comme la mouche géante prend toute la place, impossible de mettre cette mallette dans le coffre, prédit Manu. Son employeur avait pourtant insisté que le transport des biens s’effectue dans un coffre, explique Manu, idiot parfait dont l’esprit est aussi malléable qu’un arbre planté au milieu d’une route, et qui se cogne au premier obstacle plutôt que d’essayer de le contourner – là encore, Flaubert n’est pas loin, puisqu’on pense autant à Bouvard et Pécuchet qu’à Vladimir et Estragon d’„En attendant Godot“.
Heureusement, Jean-Gab est là pour les sortir d’affaire, qui propose d’envoyer valdinguer la mission à la con et de plutôt dresser la mouche géante afin que celle-ci puisse aller leur voler du pognon. Et Manu obtempère, les deux s’embarquant dès lors dans une odyssée picaresque qui n’est pas sans rappeler une version avant-gardiste, beckettienne de „Dumb & Dumber“ et dont nous vous tairons les différentes péripéties afin que vous puissiez les découvrir par vous-mêmes. Sachez juste que les deux y rencontreront un vieux vivant dans une roulotte, qu’ils remorqueront une voiture à l’aide d’un vélo-licorne et qu’il y aura une hilarante histoire de quiproquo qui leur fera passer une nuit dans la résidence secondaire d’une bande d’amis bobos incarnés par India Hair, Roméo Elvis, Coralie Russier et Adèle Exarchopoulos.
Comme toujours chez Dupieux, tout ce qui nous emmerde dans le cinéma hollywoodien, toute cette lourdeur que produisent le cumul de sens et l’excès de signification, toutes les conventions narratives dont découlent des trames ennuyeuses, tout ça passe à la trappe. Point d’arc narratif, point de développement des personnages, qui s’en sortent toujours malgré une connerie incommensurable, point de morale, point de métaphysique: l’univers dépouillé de Dupieux laisse toute la place à ses acteurs, qui l’en remercient par un jeu impressionnant, où l’on ressent toute la complicité de Marsais et Ludig (les deux acteurs du „Palmashow“), tout le génie d’Adèle Exarchopoulos, brillante dans le rôle d’une jeune fille souffrant d’un trouble du langage. Parmi les multiples inventions comiques, l’on retiendra surtout le fist bump „taureau“, décliné à toutes les sauces linguistiques, qui rejoindra le „c’est pour ça“ d’„Au poste“ et le „quel style de malade“ du „Daim“ au panthéon des tics linguistiques de Dupieux.
Alors oui, l’on pourrait vous dire que „Mandibules“ est un beau film sur l’amitié, qu’il est un „Bouvard et Pécuchet“ contemporain, un „En attendant Godot“ un peu moins violent, qu’il est une satire sociale où des démunis pas très futés prennent leur revanche sur le monde des riches, que Dupieux continue à y explorer le monde des marges, que la mouche est une allégorie de l’insatiabilité (leur mouche, que Jean-Gab baptise Dominique, ne fait que bouffer). L’on pourrait vous dire tout ça, et on n’aurait pas tout à fait tort – mais „Mandibules“ est avant tout un ovni filmique, une bulle d’air frais, un déconditionnement du spectateur fatigué par des productions filmiques conventionnelles. Enfin, incroyable mais vrai, Dupieux en est déjà au tournage de son prochain film – qui s’appellera „Incroyable mais vrai“.
4/5
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