Au Casino Forum d’art contemporain / Techniques d'émancipation
À travers la réalité virtuelle pour la première et l’intelligence artificielle pour la seconde, Dominique Gonzalez-Foerster et Judith Deschamps montrent que les technologies les plus récentes peuvent être sources d’expériences et de réflexions nouvelles dans l’art.
Le Casino Forum d’art contemporain fut à la pointe pour accompagner la réalité virtuelle (VR) et son application dans la performance artistique. Cet esprit pionnier a même un temps abouti à la création d’un pavillon spécialement dédié à l’intérieur du Casino. L’expérience a duré quelques années, avant une réorientation dans l’approche d’une technique qui charrie beaucoup d’intérêts financiers qui ne sont pas toujours compatibles avec une véritable création. „Le côté spectaculaire m’a beaucoup dérangé tout comme cet entre-deux entre l’industrie de la VR qui grandit et pousse et les propos artistiques un peu maigres qui passaient au second plan derrière l’expérience immédiate de ces nouvelles technologies“, explique le directeur des lieux Kevin Muhlen, qui, un temps, éclusait systématiquement les rendez-vous dédiés à cette technique. „Nous sommes arrivés dans une impasse et nous sommes dits que nous n’allions plus prospecter les œuvres en fonction du médium qu’elles utilisent, mais plutôt en fonction de leur pertinence et de ce qu’elles apportent dans le débat artistique et celui des technologies.“
„Espace organique et mental“
C’est, poursuit ce dernier, lors de la Biennale de Venise de 2019, que l’œuvre „Endodrome“, à découvrir jusqu’au 16 avril au Casino, l’a réconcilié avec le médium. „La VR n’est pas le premier accès de cette œuvre qui ouvre vers un autre type de contemplation picturale sensible, agissant plutôt dans la durée que dans l’immédiat.“ „Endodrome“ fut commandé par le responsable de la grand-messe vénétienne, Ralf Rugoff, à Dominique Gonzalez-Foerster. Cette dernière est connue comme une artiste expérimentale qui a toujours eu une attirance pour les nouvelles technologies, dans lesquelles elle trouve les moyens d’une émancipation. Au milieu des années 90, la future lauréate du prix Marcel Duchamp en 2002 s’est intéressée à la création sur CD- Rom, avant d’expérimenter, dès la fin de cette même décennie, avec les premières possibilités de créer des avatars dans les premiers mondes virtuels offerts par l’internet naissant.
La réalité virtuelle, a priori, l’intéressait moins. „Ma première réaction fut très ambivalente. Ce que j’avais lu jusque-là me faisait penser que ce médium était ingrat, que c’était une technologie pataude“, explique l’artiste. Mais ce défaut faisait aussi sa qualité, celle de participer à quelque chose qui en est à ses balbutiements et qui pourrait bien rapidement disparaître comme d’autres technologies avant elle. Et, par opposition à la conception de la réalité virtuelle comme un outil d’évasion ou de construction d’un monde artificiel, elle a jugé plus intéressant „de l’envisager comme une sorte d’espace organique et mental dans lequel il est possible de questionner abstraction et conscience“. Si elle apprécie l’espace d’exposition comme un endroit dans lequel on est libre de flâner et dériver, elle loue cette capacité de la réalité virtuelle à happer le visiteur.
On accède à son expérience de réalité virtuelle à travers un dispositif théâtral. Le lieu de la séance de réalité virtuelle est situé en arrière-plan. Il faut franchir deux portes pour y accéder, mais une lucarne permet, depuis l’extérieur, de constituer un tableau, au fond duquel on devine les cinq personnes qui participent à ce qui s’apparente à une séance de spiritisme.
„Endodrome“ propose justement un état de conscience proche de la transe – la partition sonore est assurée par Corine Sombrun avec laquelle l’artiste s’est intéressée à la notion de transe sonore. Ce „voyage intérieur vers des états modifiés de conscience“ suit les mouvements et les sons effectués par les spectateurs. L’expérience peut manifestement s’avérer aussi bien relaxante qu’inquiétante selon les sensibilités et les humeurs des participants. Lors de sa présentation à la Biennale de Venise, elle était souvent vécue comme permettant d’échapper au brouhaha et de se ressourcer. La salle moins surpeuplée du premier étage du Casino, offre une autre manière de s’y immerger.
La voix artificielle de Farinelli
„La digitalisation et la virtualisation sont en termes de révolution comparables avec l’arrivée de la photographie et du cinéma à la fin du XIXe siècle, en ce qu’elles proposent un rapport très différent à l’image et à la narration“, estime l’autrice d’ „Endodrome“.
Le Casino accompagne non seulement ces révolutions, mais aussi les artistes, y compris dans la production et le développement d’une idée. Après une première exposition en ses murs à la fin de 2019, le Casino a décidé de soutenir Judith Deschamps dans le développement d’un projet mené avec l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam) et le compositeur António Sá-Dantas, au départ d’une idée qui lui trottait dans la tête depuis un certain temps: œuvrer à la reconstitution de la voix du castrat italien du XVIIIe siècle Farinelli. C’est une première étape de ce long travail que l’exposition „an.other voice“ donne à voir au premier étage elle aussi.
Judith Deschamps met au cœur de sa pratique la réflexion sur les moyens d’associer le geste artistique et le geste technique, pour en tirer de nouvelles façons de voir et de comprendre. Sa collaboration avec l’équipe „Analyse et synthèse“ de l’Ircam, laquelle travaille à la création de sons par la machine, s’est donc attachée à reconstituer la voix du castrat interprétant la chanson „Quell’usignolo che innamorato“ qu’il aurait chanté pendant dix ans chaque soir au roi d’Espagne Philippe V pour soigner sa mélancolie. Elle a voulu restituer la voix de ce castrat avec l’aide du „deep learning“. La voix de Farinelli est reconstituée en nourrissant l’intelligence artificielle avec sept voix. La machine recompose son chant, un chant, à partir de 600 segments.
Cette recherche est devenue une sculpture qui fait l’objet d’une installation. À l’entrée de cette dernière, on voit le corps de cette voix reconstituée sous la forme d’une machine informatique ouverte. Derrière, au sol, un volume parallépipédique figure comme un tombeau du roi. À son approche, la voix de Farinelli commence à résonner. Et il faut monter sur le point le plus élevé du tombeau, un lieu où l’on chancelle autant que le corps du roi à l’époque, pour entendre parfaitement la voix. Celle-ci est matérialisée dans une corniche par une sculpture représentant le larynx étroit typique des castrats, et une oreille.
La voix de Farinelli est aussi confrontée à un film. L’exposition qui tourne autour d’un geste artistique, prend aussi le phénomène de la castration, qu’auraient endurée près de mille enfants aux XVIIe et XVIIIe siècle afin d’arrêter leur puberté et d’empêcher leur voix de muer, comme base pour une réflexion sur son rapport à elle et celui de la société au vieillissement et à la finitude. C’est le sujet du film de trente minutes, encore en cours de réalisation, que l’on peut regarder dans une seconde salle. Il documente le processus d’enregistrement et les questions qu’il pose à trois des sept voix qui ont prêté leur concours à cette expérience. L’un est un adulte qui a fait une „mue silencieuse“ et s’est trouvé contraint d’aller chercher du grave pour se conformer à un registre soi-disant „masculin“. L’autre a commencé une transition de genre, ce qui lui permet de garder sa voix de soprane et d’accéder au genre féminin auquel elle s’identifie depuis toujours. Le troisième est sur le point de faire l’expérience de la mue. „Face à l’autorité des normes opérant de façon souvent imperceptible et profonde, leurs récits montrent que la voix peut à tout moment disparaître“, lit-on dans l’explication de texte. „Puissante, mais aussi fragile, elle est un instrument que la société des adultes menace de venir étouffer.“
Info
„an·other voice“ de Judith Deschamps et „Endodrome“ de Dominique Gonzalez-Foerster, jusqu’au 16 avril 2023 au Casino Forum d’art contemporain
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