Prix Goncourt / Tendre des os, jeter des mots: „Les Presque Sœurs“ de Cloé Korman figure parmi les quatre finalistes
Figurant parmi les quatre finalistes du prix Goncourt dont nous connaîtrons le gagnant aujourd’hui, „Les Presque Sœurs“ est à la fois une enquête méticuleuse, précise et insoutenable sur la séquestration et la déportation de milliers d’enfants juifs entre 1942 et 1944, une chronique familiale trouée par les traumatismes de la Shoah et un roman qui, évitant tout pathos, restant souvent un peu confiné dans le corsage d’un style âpre et sans concession, montre comment nous puisons la force de la révolte dans l’imaginaire de nos enfances.
„Certaines histoires sont comme des forêts, le but est d’en sortir. D’autres peuvent servir à atteindre des îles, des ailleurs. Qu’elles soient barques ou forêts, elles sont faites du même bois.“ Entre rêves d’un ailleurs moins cauchemardesque et tentatives de fugue, „Les Presque Sœurs“ de Cloé Korman retrace, en partant de l’histoire familiale de l’autrice, le sort de milliers d’enfants juifs qui, entre 1942 et 1944, se retrouvent ballotés d’un endroit à l’autre à la suite de la déportation systématique et conséquente de leurs parents, allant de la séquestration à une semi-liberté trompeuse, puisque le danger d’une déportation à Drancy et Auschwitz bouchait (presque) toute perspective autre que celle d’une mort horrible.
Tout commence alors qu’Esther, la sœur de l’autrice, va sonner à la porte d’un immeuble qui se trouve en face de chez elle – ce fut si simple que cela, son entreprise pour retrouver Madeleine Kaminsky, placée avec les petites-cousines d’Esther et de Cloé chez Anne-Laure Mourgue qui, „suivant la casuistique sophistiquée des lois de Vichy“, fut autorisée, en sa qualité de femme non juive mariée à un juif déserté, à être l’hôte d’enfants juifs.
Alors que les petites Korman sont arrêtées par des militaires allemands, Madeleine doit sa survie au fait que Anne-Laure Mourgue essaie d’abord de dérober le bébé, puis, quand les militaires veulent s’en emparer, commence à crier; au fait aussi que la traduction de ses protestations prend trop de temps, temps que les militaires ne sont pas prêts à investir pour un bébé qui fait pipi partout et pour lequel la Wehrmacht n’a de toute façon aucune utilité. Bref, sa survie, elle la doit à une série de circonstances que l’on aime appeler, faute de mieux, le hasard, parce qu’il faut des mots pour donner structure et sens à ce qui en est dénué.
Ce fut si simple, alors qu’elle s’attendait à „toutes sortes d’embûches pour la trouver“ – car l’obstacle principal, c’était de d’abord puiser dans la réserve de force en soi pour affronter les horreurs des crimes de la Shoah, horreurs qui en deviennent plus insoutenables encore quand on commence à se focaliser sur la logistique de l’extermination d’enfants par ceux que Korman appelle, sans pathos, mais avec un souci de la précision, „les administrateurs de génocides“.
Dans sa recherche historique et dans son analyse du langage administratif des nazis, où des mots a priori neutres comme „centre de tri“ en recèlent des bien plus atroces (la rampe de tri à Auschwitz), là où d’autres, comme „enfants bloqués“, terme par lequel on désignait les orphelins placés dans les foyers, sont de mesquins euphémismes, puisque ces gamins „bloqués“ figuraient sur une liste dans laquelle on allait puiser pour s’assurer que les convois vers Drancy puis Auschwitz fussent bien remplis et respectent un certain équilibre entre âge et sexe, … Korman retrace l’aberrante méthodologie des nazis, rappelant cet affreux passage des „Bienveillantes“ de Jonathan Littell où est évoquée la stratégie la plus efficace pour (mal) nourrir les prisonniers des camps de concentration: „Est-il plus mal d’enlever les bébés que des petites filles âgées de trois, cinq et dix ans? En quoi les enfants seraient-ils plus précieux que leurs pères et mères? Une femme de trente-cinq ans est-elle plus indispensable qu’une grand-mère, est-il plus scandaleux de tuer les vieillards que les hommes mûrs? Ces questions occupent les administrateurs de génocides, pas madame Mourgue.“
Destins en miroir
Commence alors une reconstitution des (courtes) vies des petites-cousines Mireille, Jacqueline et Henriette Korman et de leurs amies Andrée, Jeanne et Rose, amies qu’elles appelleront leurs „presque sœurs“, issues d’une famille à la trajectoire fortement différente, les Kaminsky, et dont elles seront inséparables, non simplement parce qu’elles seraient meilleures amies, mais aussi et surtout parce qu’elles partageront une horrible destinée, de leurs enfermements successifs à Montargis puis dans un camp boueux bâti sur un ancien terrain de foot à Beaune-la-Rolande jusqu’aux différents foyers de l’UGIF, l’Union générale des israélites de France, organisation qui recèlera, sous un acronyme indifférent, de discrets résistants et d’opportunistes collaborateurs.
Se pose, implicitement, la question du hasard qui a fait qu’Andrée, Jeanne et Rose deviennent des survivantes, des réchappées – le roman de Korman fait l’impasse sur la vie adulte, montrant ses personnages enfants, puis vieilles dames, comme pour montrer que ce fut toute une vie qu’on leur a prise, qu’on leur a volée, même à une survivante comme Andrée qui a toujours refusé de se faire victimiser et que l’autrice verra, belle et étincelante, sur des photos – alors que les petites-cousines finissent leurs jeunes vies gazées à Auschwitz. Est tendu, à travers ces destins parallèles qui bifurqueront au plus tragique des moments, un miroir déformant, une échappatoire seulement envisageable dans les mondes possibles de la fiction, là où le réel a tragiquement scellé les choses.
Se dessinent aussi en pointillés, à travers le destin quasi métonymique de cette chronique familiale trouée, les existences de milliers d’enfants déplacés et séquestrés dont on sait qu’une grande partie ne survivra pas, Korman évoquant ces enfants qui refuseront de grandir de peur que leurs parents, dont ils n’ont aucune idée qu’ils sont déjà morts, ne les reconnaîtront pas, des enfants atteints de différentes maladies, des enfants aux crânes rasés pour éviter la propagation des poux, des enfants sous-nourris, des enfants aux vies ruinées avant même qu’elles ne commencent, des enfants qui croiseront, sur leur court chemin, inéluctablement tendu, à leur insu, vers la rafle, la déportation, le gaz, des bienfaiteurs inespérés et des collaborateurs véreux.
Parmi ces bienfaiteurs, il y a le docteur Benjamin Weill-Hallé, qui, au-delà de vacciner les enfants, construit un réseau d’exfiltration de ces mêmes gamins, avec toujours cette question de savoir qui sauver et qui laisser exposé au danger et à une mort potentielle. Il y a l’actrice répondant au nom modianesque de Jeanne Montefiore, qui égayera leur quotidien à Beaune-la-Rolande et qui mourra après avoir été déportée à Drancy. Et il y a tous ceux et celles, parmi lesquels on doit dire les noms de Liette Bernier dite Tantine, le couple Feld et la dentiste madame Schmidt, qui ont accueilli chez eux les orphelins lors de leur passage dans les foyers de l’UGIF, dont certains ont risqué leur vie en les aidant à disparaître là où d’autres leur ont simplement donné l’occasion de vaquer à leurs projets de fugue en prétendant que ces enfants ont passé la journée chez eux.
Mais il y aura aussi ces personnages inquiétants de collaborateurs comme le directeur du centre Lamarck, le colonel Edmond Kahn, „aussi juif que Moïse“, accoutré en bottes et culottes d’équitation, surtout intéressé de sauver sa peau et qui dispose, „pour guider [sa] conduite“, des mêmes informations que Weill-Hallé „sur la catastrophe qui est en cours. Ils décident pourtant différemment, l’un en envoyant des enfants chez des nourrices clandestines à la campagne, l’autre à Drancy.“
Mythologies du nazisme
Cloé Korman, dont on avait beaucoup aimé le roman „Midi“, dernière œuvre fictionnelle avant que ses écrits ne prennent des tournures plus personnelles avec „Tu ressembles à une juive“, n’est pas la première autrice à assimiler ainsi l’appétit génocidaire des nazis à quelque chose de mythologique, d’un parce que l’histoire généalogique du national-socialisme est elle-même tissée de références mythologiques, de deux parce que même aujourd’hui, la dimension, l’ampleur et la gravité des crimes de la Shoah dépassent les limites du langage, les frontières du concevable, font sauter nos capacités imaginatives, de sorte qu’il faut la soupape de l’imaginaire pour qu’on arrive à se représenter l’indifférente sauvagerie des génocidaires.
Alors que Michel Tournier avait eu recours à l’hypotexte de Goethe avec son „Roi des aulnes“, chez Korman, ce sont les frères Grimm et le destin de Hansel et Gretel dont elle retrace les saugrenues péripéties, assimilant la chaumière de la sorcière aux baraques immondes des camps puis concluant, après le happy-end rocambolesque: Chacun sait pourtant que cette fin est contrefactuelle. „Dans cette forêt-ci, ce sont les enfants qui sont tués. Il reste que moi aussi, je peux tendre des os à cette histoire, pour faire sortir sa gueule d’entre les arbres et la raconter comme je veux, au rythme que je décide. Je peux lui jeter des mots pour la maintenir en respect, pour qu’elle se montre et qu’elle morde dans ces leurres plutôt que dans ma propre chair, et que jamais elle ne m’égorge ni ne m’asphyxie, ni moi ni mes enfants.“ Le propos est clair: raconter, c’est aussi se réapproprier des vies volées.
Pour concevoir l’architecture d’un roman dont l’enjeu est de reconstruire, à travers l’histoire de sa famille, un blind spot de l’histoire de l’Occupation française, Korman effectue un véritable travail d’historienne, travail dont son récit se distingue pourtant en bien des égards (on y reviendra). Pour ce faire, elle recourt à plusieurs sources: il y a, d’abord, les archives, constituées de journaux intimes, de lettres qu’elle citera et commentera et de photographies, qu’elle décrira avec un soin du détail qui les fait sortir de leur cadre, restituant ses petites-cousines à une vie qu’elles auront à peine vécue, les sauvant de l’oubli. Puis, il y a les conversations avec les deux témoins, Madeleine Kaminsky et Andrée, qu’elle cite parfois, quand elle ne tisse pas leurs paroles dans son récit plus vaste sur ce véritable purgatoire des enfants juifs.
Si le récit s’en tient aux faits, qu’elle relate parfois avec le ton âpre et le style neutre d’une historienne, Korman multiplie les embrayeurs de fictionnalité – un privilège de romancière dont Dorrit Cohn parle dans „Le propre de la fiction“ quand elle évoque les particularités du roman historique. Car là où les traces historiques en viennent à manquer, que la mémoire des deux témoins en vient à hésiter, à trembler, à se flouter, là où l’historienne en serait réduite à élaborer des hypothèses cognitives, voire de se taire, la romancière peut broder, extrapoler, affirmer, inventer – même si Korman, par respect pour le réel, est souvent plus proche de la méthodologie des historiens, multipliant les hypothèses et les spéculations à force de phrases quasi-proustiennes, matinées d’interrogations, de „il se peut que“, de „peut-être“.
Spéculer pour reconstituer le réel
Enfin, si l’on peut regretter la rareté des excursions qu’elle s’autorise dans la déconstruction poétique d’un quotidien horrible (déconstructions qui font la part belle au „génie de l’enfance“, à la capacité qu’ont les enfants de ludiquement réinventer le quotidien avec „un sérieux qui n’a d’égal que leur absence de sérieux“), c’est que ces passages, invariablement, frappent par leur justesse, par une manifestation de ce don de colorer, par l’invention poétique, par l’ingéniosité de trouvailles ingénues, un quotidien on ne peut plus dépourvu de poésie – il y a ces passages où le peu recommandable Guy Patin, qui a donné son nom à une rue où se trouve l’un des foyers, est comme ranimé sous la plume de Korman en un infect fantôme antisémite; il y a ce regard d’une caméra-oiseau qui, alors qu’elle évoque la prison de Montargis, remplace par la métaphore une omniscience de toute façon factice, rendue impossible rien que par le fait qu’on ne peut plus, hormis dans la fiction, donner la parole aux enfants lâchement déportés, gazés.
Au-delà de la question de savoir si le roman de Korman s’imposera face à celui de Brigitte Giraud, déjà recensé dans ces pages, celui de Giuliano Da Empoli, déjà couronné par le Grand Prix du Roman de l’Académie, ou encore celui de Makenzy Orcel, au-delà de la polémique suscitée par les sœurs Novodorsqui, fictionnalisées en Kaminsky et qui se sentent aujourd’hui trahies par les mots de Cloé Korman, „Les Presque Sœurs“ reconstitue non seulement un chapitre encore peu connu dans l’histoire de la Shoah, mais donne aussi à lire le sentiment de précarité existentielle, la mauvaise conscience des survivants.
Ce que résume au mieux une théorie contrefactuelle du père de l’autrice, dont les parents auraient adopté les cousines si elles n’étaient pas mortes, et qui pense qu’à la suite de cette adoption, ils n’auraient pas vu pourquoi en faire un autre, de gosse: sa formule – „je ne serais pas né“ –, outre le fait de contenir l’ombre de son inversion, à savoir le souhait que les jeunes filles soient encore en vie, „nous parle de la manière dont nous sommes faits, lui, ma sœur et moi, de notre sentiment d’exister dans un taillis de possibilités horribles et étranges. Dans cette non-naissance, je me reconnais. Je reconnais […] quelque chose qu’il nous a donné et qui nous libère de la pesanteur, notre commune étourderie, notre capacité d’adhésion assez intermittente à la réalité. ‚Je ne serais pas né’ fait naître dans un rêve éveillé.“
Info
Cloé Korman, „Les Presque Soeurs“, 2022, Editions du Seuil, 254 pages, 19 euros
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