/ Un film peut en cacher un autre: „Portrait de la jeune fille en feu“ de Céline Sciamma est un chef-d’œuvre émouvant
„Portrait de la jeune fille en feu” est un très beau film sur l’éclosion d’un amour homosexuel entre une jeune noble et sa portraitiste. Magnifiquement joué par Adèle Haenel et Noémie Merlant, c’est aussi un long-métrage discrètement mais profondément féministe, qui trace en pointillés ce à quoi l’histoire de l’art aurait pu aboutir si les femmes avaient eu leur mot à dire.
Voilà déjà le deuxième film en costumes sublime de cette année. Après „The Favourite“ de Yorgos Lanthimos, „Portrait de la jeune fille en feu“ de Céline Sciamma enlève poussière et ringardise du film d’époque pour raconter sans pathos ni kitsch une belle histoire d’amour entre une peintre et son portrait.
Au départ, une narration enchâssée, comme le 18e siècle savait si bien en livrer: quand une de ses étudiantes lui rappelle un tableau qu’elle a peint, le regard de Marianne, prof de peintre (Noémie Merlant), se voile, puis la jeune femme replonge dans le passé où elle a vécu son grand amour pour Héloïse (Adèle Haenel), une jeune noble dont elle était censée faire le portrait et qui était promise à un homme qu’elle ne connaissait pas.
L’amour entre une noble et sa portraitiste
Renfrognée, Héloïse, dont la sœur vient de se suicider, refuse de se faire peindre, raison pour laquelle sa mère obligera Marianne à se faire passer pour une demoiselle de compagnie dont le rôle officiel est de se promener avec l’artistocrate rebelle mais qui devra, pour de vrai, la dévorer du regard pour ensuite la peindre en secret dans une chambre spacieuse transformée pour l’occasion en atelier clandestin.
Et Marianne de la dévorer du regard dans un lent passage du regard amoureux du peintre pour son sujet au regard amoureux tout court – le film y ajoutant la mise en abyme du regard affecté de la réalisatrice pour ses actrices, Sciamma les captivant dans des couleurs vives, enlevant comme par couches les accoutrements un peu ridicules d’antan, les faisant passer de scènes extérieures qui ressemblent à des tableaux de Caspar David Friedrich à une intimité touchante. L’intelligence des dialogues fera parler les amantes à bâtons rompus – et pourtant, c’est d’elles et de leur passion que ces deux femmes n’arrêtent pas de discuter.
Une réécriture féministe
Plus encore que cette très belle histoire d’amour portée par deux actrices sublimes (Haenel en aristocrate excentrique et drôle, dont la mimique bouleverse, Merlant qui n’arrive pas à cacher le feu amoureux qui la consomme) et qui se vit d’abord en cachette, passant de l’intimité des sentiments personnels au vécu assumé quand la mère d’Héloïse s’absente pour quelques jours, le film fait aussi comprendre quelles séquelles une accentuation et sublimation exclusive du regard mâle a fait subir à l’histoire de l’art.
Le portrait ultime fait par Marianne sera ainsi à mille lieues des exigences esthétiques et artistiques de l’époque – et traduit, comme dans les meilleurs tableaux, l’amour de l’artiste pour le sujet peint, mais aussi un possible parcours uchronique d’une histoire de l’art où le regard féminin aurait eu son mot à dire.
Quasiment aucun homme dans le film
Ainsi, Sciamma s’amuse-t-elle, à partir de son regard contemporain, à filmer des tableaux typiquement mâles (jeune homme devant une nature qui se déchaîne à la Caspar David Friedrich) où elle fait remplacer les protagonistes masculins par ses actrices à elle.
Prenant le contre-champ d’un regard mâle dans une utopie féministe encore plus assumée que „The Favourite“ (où les hommes étaient ringards mais présents), il n’y a, jusqu’au dénouement final des cinq dernières minutes, quasiment aucun homme dans ce film. Vers la fin, quand Merlant arpente une galerie d’art, d’hommes, il y en aura jusqu’à plus faim, qui, en costumes ridicules, sont en train de snober la jeune peintre.
Des avancées étouffées par le système phallocrate
„J’aurais pu faire un film sur Elisabeth Vigée Le Brun, la portraitiste de Marie-Antoinette, la seule femme peintre de l’époque à avoir percé“, expliquait Céline Sciamma lors de la présentation de son film en avant-première à Metz. „Mais ç’aurait été tromper mon public, lui faire miroiter qu’à l’époque, pour une femme peintre, tout était possible – alors que ça ne l’était pas.”
Prenant le contre-pied de ces biopics américains insupportables qui vendent du rêve américain au détriment de tout réalisme social, le film de Sciamma montre qu’à l’époque, des femmes peintres pouvaient aspirer à une certaine réputation et atteindre une certaine indépendance – en restant toutefois en dehors du circuit de la consécration officielle. Et démontre conjointement que même si nous pensons aujourd’hui avoir fait du progrès en matière d’émancipation féminine, les choses sont souvent cycliques: on avait à l’époque connu des avancées, que le système phallocrate a su étouffer.
Le mythe d’Orphée
De ce regard féminin témoigne aussi la relecture féminine du mythe d’Orphée. Marianne, Héloïse et la gouvernante un soir se lisent l’histoire du mythe d’Orphée et commencent à en déconstruire l’interprétation mâle dominante. C’est ce mythe qui servira de soubassement, dans une réécriture féminine, à l’histoire de leur amour, le film se transformant alors en une anamorphose féministe où chaque scène connaît, comme dans un palimpseste, plusieurs couches de sens.
S’il peut paraître un brin trop carré dans sa mise en scène – mais l’on pourrait arguer que la forme ne fait ici qu’imiter parfaitement le carcan d’une société bourgeoise qui ne permettait pas grand-chose aux femmes – „Portrait de la jeune fille en feu“ fut tout simplement l’un des meilleurs films d’une sélection cannoise déjà forte. Celui qui reste de marbre pendant la bellissime séquence ultime du film, qui rappelle et dépasse la fin de „Call Me By Your Name“, devra sans doute s’interroger sur sa capacité à l’empathie.
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