/ Un monde de la sensation: Le tumulte de Francis Bacon au Centre Pompidou
Francis Bacon (1909-1992), l’un des plus grands peintres du 20e siècle, a entretenu des rapports passionnés avec la littérature. C’est à l’aune de celle-ci qu’il y a puisé certaines images, non pas comme une illustration, mais pour ce que certains textes levaient de sensations en lui et pour ce qu’il en projetait sur l’espace de la toile. Cette exposition se propose de revisiter les deux dernières décennies de l’œuvre de Bacon, depuis 1971, année de la rétrospective que lui consacrait le Grand Palais, à 1991, en présentant des tableaux peu montrés, ce qui est en soi un événement.
On sait déjà la controverse qui habite de telles années, on reproche à Bacon d’être moins percutant, de se répéter, lorsqu’il reprend certains de ses triptyques, comme si le propos d’un artiste ne pouvait pas être une variation à l’infini sur de mêmes thématiques.
Il n’en est rien. Les toiles s’épurent pour en révéler encore mieux la cruauté. Notre condition humaine est observée à la loupe, depuis l’isolement que créent les cages chères à Bacon. Comme autant de vies crucifiées. Une condition fascinante de cruauté et de beauté tragique, dans des torsions et des convulsions.
Que la littérature soit convoquée, dans ce qu’elle peut révéler elle aussi de nos abîmes, n’a rien d’étonnant. Six écrivains sont ici conviés, compagnons de route de Francis Bacon. Georges Bataille, Eschyle, Conrad, Nietzsche, T.S. Eliot et Michel Leiris. Il puise, notamment dans la tragédie d’Eschyle, l’érotisme de Bataille, des images qui l’habitent depuis si longtemps. On lui a reproché sa violence, on lui a demandé pourquoi il n’avait pas peint de roses, et Bacon de répondre magnifiquement, dans un entretien filmé de 1985, présenté ici: „Mais vous savez, même les roses meurent.“
C’est cette condition, absurde et terrifiante, la violence d’un Eros conjugué à celle de Thanatos, mais aussi la beauté et l’ivresse d’Apollon et de Dionysos, qui règnent. Cette oscillation constante entre deux pôles, avec la précision d’un entomologiste, nous hypnotise. Comme si nous étions nous-mêmes épinglés dans un déluge de chair et de sang. Comme une éternelle crucifixion. Bacon, à cause de sa vie mouvementée, aux amours tumultueuses, confronté à la fin tragique de ses amants, se disait lui-même crucifié.
Un chaos organisé
Le cri est encore et sera toujours là. Rappelé à son essence, sans fard. Bacon ne pouvait s’empêcher, en passant devant les étals des boucheries, de voir dans les carcasses pendues, des correspondances avec nos propres anatomies. Et les amours ici présentés le sont dans une pulsion aveugle, des amas informes de deux êtres en fusion, un chaos organisé de nous-mêmes. Le philosophe Gilles Deleuze en appelait à la „logique de la sensation“ pour évoquer ce devenir animal. Les déformations, les torsions violentes, la façon qu’ont les corps d’occuper l’espace, en se répandant parfois en flaques, font que tour à tour nous nous éprouvons comme un œil, un nez, un sexe. La sensation faite homme.
Que l’on ne s’étonne pas de la résonance immédiate avec un Georges Bataille, qui écrivait (Chronique. Dictionnaire, Documents n°6): „De nos jours l’abattoir est maudit et mis en quarantaine comme un bateau portant le choléra. Or les victimes ne sont pas les bouchers ou les animaux, mais les braves gens eux-mêmes qui en sont arrivés à ne pouvoir supporter que leur propre laideur, laideur répondant en effet à un besoin maladif de propreté, de petitesse bilieuse et d’ennui: la malédiction (…) les amène à végéter aussi loin que possible des abattoirs, à s’exiler dans un monde amorphe où il n’y a plus rien d’horrible et où, subissant l’obsession indélébile de l’ignominie, ils sont réduits à manger du fromage.“
Voilà une belle transgression pour notre époque devenue si timorée et qui s’alarme pour un rien, vouée à la tragédie de sa condition sans plus pouvoir la nommer. Cette époque, que nous contemplons sur les cimaises, comme un appel absolu à ce que doit véhiculer l’art, de dérangeant, d’éprouvant, nous ramène à ce qu’il est devenu, et qui s’apparenterait davantage à une gestion du loisir. Nous devenons alors aussi encagés que les sujets de Bacon, mais autrement plus lisses et ignorants. Il est étrange de se voir face à ces accès de vérité, comme si hélas nous en avions perdu l’habitude.
Les textes sont dits dans des pièces sombres, dans la pureté des images qu’ils suscitent. Exercice qui permet d’en sortir plus avides encore de la peinture de Bacon. Les deux dernières décennies de l’œuvre de Bacon sont tout aussi puissantes que les précédentes, le drame mis à nu est toujours aussi percutant. Parfois un taureau surgit, dans une épure à la fois menaçante et majestueuse, cerné par sa masse corporelle, sa puissance contenue. Certains tableaux contiennent de la poussière, des amas, une part de hasard que Bacon intègre à la toile.
Entre sacré et profane
Mettre en avant la Figure, à la manière classique de Vélasquez, que Bacon admirait, œuvrant entre sacré et profane. Faire couler les corps, en donner l’ombre comme un fantôme que l’être trimballe. Un homme éternellement prisonnier, mis sur un piédestal, celui de son isolement, dans son quotidien, émail du lavabo ou des toilettes, en réponse à la solitude. Couples à „l’amour meurtrier“, comme le disait Bacon.
Les fonds vifs, acidulés, sont une façon de plus d’isoler, de mettre en avant, d’éclairer. Peinture à la fois lisse et mouvementée, là aussi nous oscillons entre deux pôles, le fond lisse contrastant avec la touche épaisse, brossée, des corps. S’approprier l’Autre, dans son essence, par la perception, intimement. Bacon n’a fait le portrait que de ses proches. Pour cela, il s’inspirait de photos, ne voulait en aucun cas la pose dans son atelier, un atelier qui était comme un archivage de la mémoire, une masse en concaténation, là où des papiers, des photos se côtoyaient dans une accumulation où le hasard prenait sa part.
Les visages amis sont violentés, déformés, ramenés à leur essence, à l’énergie qui les traverse. Michel Leiris, par exemple, est parfaitement reconnaissable, comme Bacon dans ses autoportraits. Echappant à l’idéal de représentation, ils nous semblent proches, saisis dans leur intimité charnelle.
De giclée de peinture en beauté mythique narrée dans l’espace du triptyque, nous sommes traversés par l’universel. De cette violence, de cette vérité, sous une ampoule allumée et pendue à un fil, surgit un monde essentiel. Cette exposition, magistrale, est sans doute l’une des plus belles de la rentrée.
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