Prix littéraires / Une dynastie écornée: „Histoire du fils“ de Marie-Hélène Lafon remporte le prix Renaudot
Alors que le Renaudot est fortement critiqué à cause d’un jury qui avait décerné le prix de l’essai à Gabriel Matzneff en 2013, les jurés couronnent, un an après Sylvain Tesson, Marie-Hélène Lafon pour une fresque familiale au style maîtrisé qui confirme l’importance, en cette rentrée, du roman rural – mais qui évite aussi au jury de se confronter à une problématique – une confrontation qui lui aurait permis de se remettre en question.
La mode est au roman rural: après le prix Femina pour „Nature humaine“ de Serge Joncour, „Histoire du fils“ est le deuxième roman couronné par l’un des plus ou moins prestigieux prix littéraires français à se dérouler à la campagne (les deux romans situent d’ailleurs leur action dans le Lot). A l’instar du roman de Joncour, Marie-Hélène Lafon suit l’histoire d’une famille au fil du temps – mais là où Joncour se focalisait principalement sur un seul personnage, qu’il suivait pendant une trentaine d’années, l’autrice de „Histoire du fils“ reconstitue toute une chronique familiale, dont elle condense la centaine d’années en un récit ramassé, court et dense.
Il y a d’abord Armand Lachalme qui, âgé de cinq ans, découvre, émerveillé, un monde limpide, fait d’odeurs et de couleurs. Armand qui, se levant tôt un matin afin de surprendre la servante Antoinette, qu’il adore, meurt ébouillanté dans un accident domestique, terme qui cache mal une tragédie familiale, un noyau silencieux à partir duquel se ramifiera ensuite toute la narration familiale.
Multipliant les points de vue et les sauts temporels en avant et en arrière, mimant formellement l’éclatement d’une famille brisée par la tragédie en un récit à la chronologie chamboulée, Lafon raconte d’abord l’éducation de Paul, le frère jumeau d’Armand – sa volonté de briller, sa déception d’avoir été trop jeune pour faire ses preuves pendant la Grande Guerre, „l’humiliation molle des arrières, où les femmes, les enfants, les vieillards, les estropiés, les demi-portions et les planqués attendaient“, mais aussi son éducation sexuelle quand, alité à l’internat, il entreprend, à seize ans, conscient de sa beauté, de séduire l’infirmière qui prend soin de lui – puis se focalise sur la vie d’André Léoty, qui grandit sans père mais avec deux mères: Gabrielle, sa „mère“ biologique, et Hélène, sœur de Gabrielle et „maman“ de substitution, qui prend soin du petit, dont la naissance fut „un accident“. Gabrielle, quant à elle, ne verra son fils que les quatre semaines annuelles qu’elle ne passe pas à Paris.
Le Lot du fils
Cet enfant, sa famille d’accueil le choiera, qui le leur rendra bien – André, qu’on appelle Dadou, est un enfant joyeux, un jeune homme prodige, un héros de la Résistance, un mari fidèle, un employé à l’usine fiable et un père modèle. Au fond de lui, pourtant, il y a cette fêlure, qui lui fait regretter de ne pas avoir vraiment osé rencontrer son „père-fantôme“ malgré deux „équipées pascales“ au cours desquelles André et son épouse Juliette essayèrent de le dénicher dans son étude à Paris et dans sa demeure familiale à Chanterelle, cette fêlure qui lui fait regretter encore de n’avoir jamais su parler à sa „mère lointaine et intermittente“, cette femme aux amants multiples, solitaire, indépendante, émancipée, résolument indéchiffrable.
Tout cela, Marie-Hélène le raconte de façon elliptique et dans une langue riche, parfois un peu ampoulée et entourloupée, une langue champêtre, volontairement archaïque, qui prend son temps, va fouiner, ne se contente pas d’approximations, ne se vautre dans aucun urbanisme facile, une langue patiente donc, qui va à la recherche du mot juste, s’y prend parfois à plusieurs reprises, accumulant les épithètes comme pour être certain de bien le cerner, le réel.
Ce souci du détail est aussi à l’œuvre quand il s’agit d’évoquer les tics langagiers des personnages: si la focalisation sur Armand, Paul, André, Gabrielle, Hélène et Antoine (le fils d’André) permet à Lafon d’épouser les idiosyncrasies et pensées des différents personnages, ces personnages n’arrêtent pas d’analyser les tournures de ceux qui les entourent, comme quand André, évoquant une amante dans le maquis, affirme qu’elle „parlait souvent avec des images qui ne se comprenaient pas tout à fait du premier coup mais se plantaient dans l’os et y restaient“. Chez Lafon, l’apprentissage du réel et de l’autre se fait toujours par l’écoute des paroles d’autrui, par la découverte de son langage – car c’est à travers le langage que nous apprivoisons le réel et que nous construisons notre identité, nourrie des expressions que nous reprenons, que nous adoptons en mémoire de ceux qui nous ont marqué.
Et si c’était niais
C’est cette langue, au final, qui fait qu’on passe l’éponge sur une certaine tendance à la niaiserie, au kitsch, cet éloge un peu facile des petites choses qu’on connaît de Philippe Delerm, cette poétisation du monde rural et de ses gens simples là où le roman de Joncour était plus rêche, plus sec, mais aussi plus politique. Ce qui gêne encore, c’est une propension à l’hagiographie quand il s’agit de faire le portrait de ce „fils perdu“, propension d’autant plus fâcheuse qu’elle est accompagnée d’une vision caduque des personnages féminins. Si le côté un peu maternel/femme au foyer du personnage d’Hélène est compensé par le féminisme intransigeant de Gabrielle et qu’on peut lui attribuer une dimension critique (Lafon vilipenderait la position de la femme dans la France rurale de l’entre-deux-guerres), l’on comprend mal pourquoi Amy, l’épouse du cosmopolite Antoine, soit réduite, dans ce dernier chapitre qui se déroule en 2008, à „arrondir autour de lui et des enfants le nid d’une maison toujours nouvelle qui leur semblait aussitôt familière.“
Ceci est d’autant plus problématique que les jurés du Renaudot couronnent, pour la deuxième année consécutive, un roman qui chante la nature et le calme de la campagne alors qu’à Paris, le jury est de plus en plus critiqué pour avoir attribué le prix de l’essai à Gabriel Matzneff en 2013, certaines voix exigeant une remise en question, voire un renouvellement du jury (et notamment de son président, proche de Matzneff): si l’autrice et son livre n’y sont évidemment pour rien, après le contemplatif „La panthère des neiges“ de Sylvain Tesson, on aurait aimé voir le jury faire un choix plus courageux, d’autant plus qu’il y avait, dans la foulée, une autre Lafon à couronner, dont le roman „Chavirer“ parle d’abus sexuels.
Ainsi, on ne peut s’empêcher de penser que, si le Renaudot est tellement fasciné par des romans qui ne cessent de faire l’éloge de la nature, du calme, de la méditation, c’est aussi pour éviter de se mêler de politique et d’actualité – car les rapaces qui errent dans la nature sont moins condamnables que ceux, bien humains, à qui le jury décernait, il n’y a pas si longtemps, son prix.
Info
„Histoire du fils“ de Marie-Hélène Lafon, Buchet/Chastel 2020, 174 pages, 15 €
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