Passion livres / Le grand inconnu: „Le passager“ de Cormac McCarthy
Quinze ans après „La Route“ (Editions de l’Olivier, 2008), roman post-apocalyptique inoubliable, best-seller mondial et prix Pulitzer, Corman McCarthy, âgé de 86 ans, revient avec ce qui pourrait s’apparenter à son testament littéraire. „Le Passager“, une œuvre magistrale, obscure et lancinante, construite en deux volets, dont le premier vient de sortir en version française, et le second, „Stella Maris“, paraîtra en mai prochain. Entre roman noir métaphysique, récit d’introspection et plongée en fantasmagorie, „Le Passager“ est une singulière et fascinante aventure de lecture.
A l’orée de ce roman hors normes, il convient de laisser derrière soi quelques attentes généralement associées à la dimension romanesque des œuvres qu’on lit le plus souvent: un début, une fin, la toute-puissance – ou presque – d’un narrateur, une intrigue, une histoire (possiblement de famille), une résolution, quelque chose qui, au mieux, emporte son lecteur et s’étire plus ou moins paresseusement jusqu’à son dénouement. De ce point de vue-là, „Le Passager“ porte bien son titre. Car à l’image de ce qu’il fait de Robert Western, alias Bobby, ce héros du monde perdu qui est aussi et surtout le nôtre, Cormac McCarthy embarque son lecteur à bord d’une machine infernale qui parcourt les paysages ténébreux d’un monde toujours plus inquiétant. Ici, point de lumière au bout du tunnel, comme dans ces romans noirs où, plus l’on avance, plus le mystère s’épaissit. Le prodige de l’auteur du „Grand Passage“ et de „No Country for Old Men“ est bien évidemment qu’on reste suspendu à cette quête (plutôt qu’une enquête), qui se déroule autour de La Nouvelle Orléans, dans les années 1980.
Western, c’est donc son nom, est un plongeur professionnel qui, au cours d’une intervention dans une carcasse d’avion accidentée, découvre, au milieu des cadavres, que la boite noire de l’appareil a disparu et qu’on s’est probablement déjà infiltré dans l’avion. De quelle manière? Qui? Pour quelle raison? Autour de lui, et de ce qui ressemble plus ou moins à une sombre affaire d’Etat, de complot, peut-être en lien avec son passé et celui de son père physicien, spécialiste de la bombe atomique, se met en place une mécanique inquiétante, où se mêlent surveillance, intimidation, cambriolage, puis, plus tard, privation de droits et autre enquête fiscale. „Ce que j’ai découvert de plus étonnant, c’est que les déséquilibrés jouissent d’une certaine marge de liberté individuelle qui va en s’amenuisant dans le monde du tout-venant“, confie l’ami Long John (grand buveur devant l’Eternel) à Bobby Western, alors qu’il revient tout juste d’un séjour de désintoxication dans un hôpital spécialisé … Les traces qu’on laisse, la surveillance généralisée, l’intrusion du Département d’Etat dans la vie des individus, l’impossibilité de disparaître, d’échapper aux autres comme à soi-même, sont des éléments qui hantent „Le Passager“.
Mais avant toute chose, le héros de Cormac McCarthy est dévoré par la culpabilité de n’avoir pas su éviter la mort de sa jeune sœur, brillante mathématicienne psychologiquement et socialement inadaptée, qui s’est suicidée alors qu’elle n’avait qu’une vingtaine d’années. „Je crois qu’il y a des choses qu’on garde secrètes pour des raisons qui nous restent inconnues“, reconnaît Bobby Western, spécialiste du silence et de la rumination. C’est plus qu’un amour fraternel qui les liait l’un à l’autre. Un amour impossible. Le roman s’ouvre ainsi sur la découverte hallucinée du cadavre de la jeune femme qu’un chasseur trouve dans la neige et le froid d’une nuit de Noël. Il donne à voir ensuite, parallèlement à l’aventure de son frère, traqué et condamné à se transformer en fugitif, les visions qui ont accompagné la jeune femme lors des dernières années de son existence. Dans ces chapitres (formalisés par l’usage des italiques), tout un monde de personnages intrigants, dont une sorte de phoque, véritable chef d’orchestre de la fantasmagorie (baptisé Le Thalidomide Kid, du nom d’un médicament malfaisant de l’après-guerre), entoure Alicia Western, lui imposant des dialogues cocasses avec les projections de son moi dissonant. Manière à la fois géniale et déroutante de figurer cet autre monde, qui a aussi sa propre réalité. Au même titre que la fiction que tisse l’écrivain avec maestria.
Alternant avec ces scènes de conversations improbables, Bobby écrit sa route, croisant à de multiples reprises une faune de personnages décalés qui lui tiennent compagnie, échangent avec lui sur l’état avancé de la décrépitude du monde, dans un bar, un restaurant, toujours autour d’un verre ou d’un plat. Lui qui est aussi un ancien pilote de course – de même qu’un ancien candidat au titre de docteur en physique – a l’habitude des tours de piste qui s’enchaînent et ramènent constamment l’homme sur la ligne d’arrivée. Qui est aussi celle du départ. Désœuvré, il l’est: „Ce n’est pas seulement que je ne sais pas quoi faire. Je ne sais même pas quoi ne pas faire“, finit-il par avouer à l’un de ses interlocuteurs. Animées par la virtuosité de l’écriture de Cormac McCarthy (admirablement traduite), ses silences et ses conversations sont traversées par l’intensité du monde, la fragilité du vivant, la noirceur des profondeurs. Celles des hommes comme de la Terre. Au cœur du monde, du grand inconnu.
Laurent Bonzon
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