L’histoire du temps présent / Une démocratie hors du libéralisme ?
Une crise financière débouchant sur une crise économique, puis politique; des extrêmes qui croissent sur la carcasse agonisante du libéralisme? Il est tentant de voir des parallèles entre la situation actuelle et celle des années 1930. Pour que cela soit utile, il faut cependant se concentrer sur ce qui a marqué le début de cette période, pas ce sur quoi elle a débouché. Rien n’était écrit d’avance alors. L’histoire du Luxembourg l’illustre.
Il y a deux semaines, à l’issue du premier tour des élections législatives, le Rassemblement national semblait sur le point de remporter la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale française. Plus dure a été sa chute le dimanche suivant, lorsque les résultats du second tour sont tombés et qu’il est apparu que le „front républicain“, conclu entre la gauche et le centre, avait étonnement bien tenu, reléguant le parti de la famille Le Pen en troisième position. Conscients que, pour la première fois depuis l’occupation, l’extrême droite était sur le point de prendre le pouvoir en France, les électeurs se sont rendus aux urnes dans des proportions qu’on n’avait plus vues dans ce pays depuis près de 40 ans, pour l’aider à franchir le cap ou au contraire lui faire barrage.
Autre surprise, le plus grand nombre de sièges (une pluralité, mais non une majorité) a été remporté par Nouveau Front populaire, une alliance de gauche dont le nom est directement inspiré de celle qui, en 1936, alors que l’extrême droite était déjà sur une pente ascendante, avait porté au pouvoir Léon Blum, le premier chef de gouvernement juif en France. Autant dire que les réminiscences historiques ont marqué ces élections anticipées de bout en bout, en particulier celles qui remontent aux années 1930. Il y a de bonnes raisons pour cela, mais les regarder en face ne doit pas mener au fatalisme.
L’effondrement du libéralisme
Comparer l’époque que nous vivons à celle qui a débouché sur la Deuxième Guerre mondiale est d’autant plus tentant pour la plupart de nos contemporains, que le peu de conscience historique qu’ils ont se réduit à cet événement, ou plutôt à l’une des formes de son récit. Le problème est que cela les amène à se focaliser sur l’épilogue de ce conflit – fin de la démocratie, guerre généralisée, génocide, ruine matérielle et morale de l’Europe – et à estimer que nous sommes condamnés à le revivre. L’angoisse ainsi générée contribue à son tour à la dégradation du discours politique. Si le pire n’est jamais exclu, rien ne garantit toutefois qu’il adviendra.
Quitte à faire des comparaisons avec le passé, autant commencer par le début. Le 24 octobre 1929, entré dans l’histoire sous le nom de „jeudi noir“, les cours de la bourse de New York se sont effondrés. Ce krach financier a créé une perte de confiance dans le système bancaire et ainsi entraîné un effondrement de la consommation et des investissements qui ont provoqué un ralentissement brutal de l’activité économique. Des millions de personnes se sont alors retrouvées au chômage, notamment en Allemagne, pays qui dépendait particulièrement des investissements américains et des marchés d’exportation.
Cette grande récession des années 1930 fut fatale au libéralisme. Tout ce sur quoi ce courant de pensée politique et économique reposait semblait être en faillite. Son régime parlementaire était désormais perçu comme faible et corrompu. Sa défense des libertés individuelles l’avait, selon ses adversaires, désarmé face aux minorités agissantes qui avaient subverti la société. Quant à son aversion à intervenir dans les secteurs économiques et sociaux au nom de la liberté d’entreprendre et des vertus autorégulatrices du Marché, elle laissait sur le carreau les millions de gens qui avaient perdu leur gagne-pain.
La montée des extrêmes
Beaucoup commencèrent à placer leur espoir dans un État fort, interventionniste – et vengeur. Un État qui saurait protéger le peuple, le „vrai“, et punir ceux qui l’avaient plongé dans le malheur – les ploutocrates selon l’extrême gauche, les Juifs et autres minorités selon l’extrême droite. Après tout, les régimes qui résistaient le mieux à la crise n’étaient-ils pas ceux qui rejetaient le modèle libéral occidental ? L’Union soviétique, avec son économie planifiée, continuait à croître alors que les vieux pays industrialisés sombraient. L’Italie, où les fascistes avaient abattu le régime parlementaire dès 1921, semblait-elle aussi échapper au chaos. Alors pourquoi ne pas faire comme ces pays ?
En janvier 1933, après avoir obtenu avec leurs alliés conservateurs une minorité relative au Reichstag, les nazis prenaient le pouvoir en Allemagne. Deux mois plus tard, en Autriche, les chrétiens-sociaux éliminaient leurs rivaux sociaux-démocrates et instauraient un régime autoritaire. Et tandis que l’Europe centrale et orientale tombaient dans la dictature, les mouvements factieux gagnaient en poids jusque dans les vieilles démocraties. Le 6 février 1934, des ligues d’extrême droite tentaient de prendre d’assaut le Palais Bourbon, siège de l’Assemblée nationale française.
On peut être tenté de voir dans la crise financière qui a commencé en 2007 pour se muer en crise bancaire, puis en récession, une répétition de la crise des années 1930. Partout à travers le monde, les dirigeants ont d’ailleurs agi avec ce précédent à l’esprit. Si cela leur a permis d’éviter un écroulement aussi brutal qu’il y a 90 ans, le pouvoir d’achat de la plupart des travailleurs à travers le monde stagne depuis lors et est même depuis quatre ans entamé par l’inflation. Cela a, en retour, provoqué une crise du libéralisme et une montée des populismes de gauche comme de droite. Cela ne signifie pas pour autant que l’histoire va se répéter de manière exacte. Après tout, même dans les années 1930, la crise du libéralisme ne mena pas forcément à la fin de la démocratie, comme le montre le cas du Luxembourg.
La recherche d’une troisième voie
La crise et ses répercussions dans les pays environnants, suscitèrent au Luxembourg une double psychose, l’une à gauche, l’autre à droite. Les socialistes du parti ouvrier redoutaient par exemple de subir le même sort que leurs camarades italiens, allemands et surtout autrichiens. Les conservateurs du parti de la droite et leurs alliés libéraux craignaient pour leur part que la dégradation de la situation économique et sociale ne débouche sur une révolution de type bolchévique. Ils voyaient d’ailleurs avec nervosité les communistes gagner des voix d’élection en élection. Les socialistes ne finiraient-ils pas par les rejoindre?
Le parti ouvrier avait une autre stratégie. Rejetant la lutte des classes et l’idée d’un front populaire à la française ou à l’espagnole, il cherchait à bâtir une troisième voie, entre libéralisme et totalitarisme. Le parti ouvrier misait pour cela sur l’action syndicale et une alliance avec l’aile chrétienne-sociale du parti de la droite, qui commençait à prendre de l’ampleur. En décembre 1934, syndicats de gauche et syndicats catholiques s’étaient réunis au sein d’une „ Lohnkommission für die Stahlindustrie“. Ensemble, ils réussirent à imposer leurs exigences en 1936: contrats collectifs, augmentation de salaires, salaire minimum, etc.
L’unité du mouvement syndical eut un impact décisif sur l’autre événement sensible de la période: les débats autour de la loi „pour la défense de l’ordre politique et social“, mieux connue sous le nom de „loi muselière“. Voulue par Joseph Bech, chef du gouvernement issu du parti de la droite, celle-ci visait avant tout à interdire le parti communiste. Lors des débats d’avril 1937, les députés de droite évitèrent d’accuser les socialistes de duplicité. Ils mirent aussi l’accent sur leur propre attachement aux valeurs démocratiques. Les députés du parti ouvrier continuèrent certes à dénoncer la menace que la loi faisait planer sur les libertés fondamentales, mais insistèrent aussi sur le fait que pour combattre efficacement les communistes, il fallait que l’État assume sa mission sociale.
Compromis plutôt que boucs émissaires
Votée à la Chambre des Députés le 23 avril 1937, la „loi muselière“ fut finalement rejetée par référendum, le 6 juin 1937. Bech démissionna. Pierre Dupong, leader de la fraction chrétienne-sociale du parti de la droite, prit la tête d’un nouveau gouvernement dans lequel siégèrent des ministres socialistes. Cette alliance entre droite et gauche, tout à fait impensable encore dix ans plus tôt, assura la survie des institutions parlementaires héritées du 19e siècle. Après la guerre, elle allait aussi présider à la construction de l’État-providence. Elle commença par sauver l’essentiel du libéralisme politique et finit par construire des garde-fous pour préserver la société des excès du libéralisme économique. Au-delà de son programme, elle montra surtout un exemple de sortie de crise en trouvant un modèle qui permettait de créer du compromis plutôt que de chercher des boucs émissaires.
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