/ Fixer les ombres du réel: Bert Theis au Mudam (et ailleurs)
Une grande exposition au Mudam rend hommage et éclaire le cheminement artistique de l’artiste luxembourgeois Bert Theis, décédé prématurément en 2016. Une série d’expos parallèles, formant une sorte d’archipel dédié à la création de Theis, complète ce passionnant aperçu d’un artiste à la fois activiste et philosophe.
Pour une fois, le terme „cheminement“ mérite bien son nom, puisque les différentes étapes du parcours artistique Bert Theis s’inscrivent dans une logique qui, du point de vue rétrograde qui est aujourd’hui le nôtre, paraît à la fois cohérent et exemplaire.
Exceptionnelle et fascinante à bien des égards, la démarche artistique de Bert Theis connaît, dans cette rétrospective au Mudam dont le commissaire n’est autre que son ancien directeur Enrico Lunghi, un éclaircissement en six chapitres à la fois thématiques et chronologiques pour fixer cet artiste qui n’a eu de cesse d’endosser des rôles multiples – Theis était à la fois „artiste et militant, organisateur infatigable et intellectuel sophistiqué, pédagogue et professeur, inflexible philosophe et utopiste ironique“, comme l’écrit l’historienne de l’art Elvira Vannini(1).
Au-delà des détails biographiques, que l’exposition fait figurer en creux là où ces indices sont nécessaires pour comprendre son travail et qui nous font passer de sa carrière d’enseignant à sa vie à Milan, l’exposition se centre surtout sur le travail d’un homme pour qui l’art était non pas simplement un moyen de lutte mais pour qui art et lutte étaient liés en une sorte de ruban de Möbius.
Cheminement cohérent
Cette lutte se mène sur plusieurs fronts – contre ce qu’il appelait la „pollution iconographique“ et par quoi il désignait l’agression visuelle (sous forme de publicités notamment) établie par le système néolibéral, mais aussi et surtout contre la gentrification rampante, la spéculation immobilière, la mainmise sur la planification urbaine par le capitalisme sauvage, toutes choses par quoi fut visé le quartier de l’Isola où il vécut à Milan et qui connut une transformation urbaine radicale, passant d’un quartier fait surtout de constructions urbaines basses et de terrains en friche à une „concentration de tours et de flèches en métal chromé et verre réfléchissant“, bref à „un modèle reproductible et transnational auquel ne cessent de se soumettre les stars mondiales de l’architecture dans une sorte de rituel d’adoration ancestral“(2).
Après des débuts classiques – en témoignent des collages et affiches à l’esthétique parfois un brin surréaliste qu’on peut voir dans son travailleur d’illustrateur d’un recueil de poèmes de l’écrivain et éditeur luxembourgeois Robert „Gollo“ Steffen –, Bert Theis en finit assez rapidement avec la peinture classique dans une série d’œuvres philosophiques qui témoignent d’une réflexion critique sur les limites et les impasses de l’art contemporain. L’un des soucis principaux de l’artiste engagé est que l’art dans sa déclinaison connue non seulement s’épuise mais épouse et s’incline devant les lois du néolibéralisme. Ce versant critique de sa démarche est alors suivi par un aspect proprement créatif, qui ne peut que commencer par une sorte de tabula rasa.
Plateformes philosophiques
Bert Theis y aboutit en développant des plateformes philosophiques qui viennent orner et rehausser le décor de villes souvent gâchées par la laideur de la planification urbaine et par le biais desquelles il installe des propositions artistiques a priori vides de sens, à investir par la population censée venir habiter un espacee pour lui conférer sens (momentané) et utilité (non mercantile, mais philosophique, une utilité tournée vers aucune fonction au sens économique du terme).
Ces plateformes vont, dans un revirement ultime, s’inscrire dans un engagement artistique plus précis quand surgit, comme je viens de l’évoquer plus haut, le plan de transformation urbaine de l’Isola (à Milan), où il avait élu domicile.
Ce cheminement, l’exposition nous le donne non simplement à lire et à voir, mais aussi à vivre – parsemé de bancs blancs rappelant les plateformes urbaines qui ont marqué l’œuvre de Theis, l’exposition ne cultive certes pas l’horizontalité tant prônée par l’artiste mais incite néanmoins, par la présence de maquettes, de vidéos, d’affiches, de bandes dessinées, de livres à consulter et de recoins où se prélasser, à une oisiveté qui fait qu’on n’éprouve aucune hâte à vouloir la parcourir.
L’art de l’épuisement
En 1967, John Barth écrivit un essai séminal intitulé „The Literature of Exhaustion“ où il préconisa la fin par épuisement de la littérature moderniste, dont il voyait les limites atteintes. La sortie de cet épuisement figurait l’acte de naissance de la littérature postmoderne, dont David Foster Wallace certifiait à son tour le décès et l’épuisement quelques décennies plus tard. Les premiers travaux importants de Bert font pareillement état d’un épuisement des formes où se combinent critique esthético-philosophique et mise en scène artistique (et en partie humoristique) de cette lassitude même.
Qu’il s’agisse d’un livre intitulé „L’art de la peinture“ qu’il avait scellé en en collant les pages ou qu’il nous confronte à un caisson lumineux qui donne à lire, à ceux qui savent le déchiffrer (mais c’est écrit en braille et sans relief, donc a priori ni les voyants ni les aveugles ne peuvent s’en sortir), une citation de Wittgenstein („ce qui est caché ne nous intéresse pas“): se dégage toujours l’impression d’un artiste s’amusant à court-circuiter ses propres projets afin de montrer les limites de la peinture contemporaine telle qu’il la voyait. On assiste alors à la naissance d’un artiste original, un peu loufoque, un artiste qui s’amuse à retenir dans les mailles de son art un réel par définition récalcitrant, tentative qui se concrétise lors d’un projet datant de 1995 où il s’amusa à fixer l’ombre du fort Thüngen.
Un vide à réinvestir
On ne peut comprendre l’art de Bert Theis sans prendre en compte ce qui souvent fait tellement défaut au monde de l’art contemporain: l’humour de Theis, qui, comme l’exprime Enrico Lunghi, est „un véritable outil de l’esprit“, „un soc pour labourer les champs de sa pensée“(3).
L’importance de la philosophie (analytique surtout, des penseurs comme Wittgenstein et Lyotard ayant joué un rôle prépondérant) se poursuit dans l’élaboration de la „Philosophical Platform“ dans le cadre de „Skulptur Projekte“ à Münster. Cette plateforme est une grande structure blanche qui s’élève au-dessus de la pelouse d’un parc. „Ce qui caractérise les plateformes de Bert Theis, c’est justement que l’espace qu’elles définissent est laissé vide: elles sont dépourvues de tout élément visuel, parce qu’il incombe au public de leur conférer un sens toujours provisoire.“(4) Cette instauration d’une brèche, d’une parenthèse, d’un espace épistémique hors du temps dans sa définition et son assujettissement économiques, Theis le répétera en maints endroits et selon des concepts variables.
A côté de sa plateforme philosophique, il incombe de mentionner sa présence à la Biennale de Venise en 1995. Comme le raconte Enrico Lunghi, l’aventure commence mal. Theis n’aime pas trop l’art quand il tombe sous l’égide d’un drapeau. Qui plus est, l’espace réservé au Luxembourg se trouve alors dans une aile du pavillon central aux Giardini – on est loin du pavillon à la Sale d’Armi, puisque cet espace paraît, comme le formule Lunghi, „parfaitement ingrat“.
Cependant, avant que Bert Theis ne puisse s’en formaliser, on annonce que le commissaire de l’exposition revendique les lieux pour lui seul. Les nations délogées peuvent toujours choisir de louer un local à Venise – hors de prix, s’entend.
Theis déniche alors un recoin dans les Giardini même et fait construire, comme il le dit lui-même, „un simulacre de pavillon national entre le pavillon belge et le pavillon hollandais“. Cette œuvre, appelée „Potemkin Lock“, fonctionne effectivement comme une écluse – „les spectateurs passaient d’un niveau de réalité (la Biennale, le monde de l’art) à un autre niveau de réalité“, niveau qui donnait naissance à un sentiment d’extraterritorialité loin des carcans nationalistes.
Marx et les banques
Dans le cadre de son programme pour la Manifesta 2, une œuvre intitulée „Dialectical Leap“ conduisait, dans une navette sonorisée et parfumée, les visiteurs du Casino (à Luxembourg-ville) à la maison natale de Karl Marx, montrant ainsi la proximité spatiale entre notre capitale – qui a prospéré grâce à son centre financier – et le berceau de l’auteur de „Das Kapital“.
C’est cette rébellion constante et inlassable contre le système néolibéral, ses perfidies, sa vision consensuelle des vies qu’on devrait mener, que représente Bert Theis. La deuxième partie de l’exposition retrace, de son engagement de jeune artiste débutant jusqu’à son engagement pour le quartier milanais qu’il habitait, le côté proprement activiste de son œuvre.
Contre la verticalité des gratte-ciels du pouvoir, il propose une horizontalité qui permet l’afflux de la pensée, contre un temps parcellisé par le travail, il prône l’oisiveté comme rébellion, contre la planification urbaine monotone, il milite pour le maintien de l’Isola, cet îlot de petits commerçants, d’ouvriers et d’intellectuels soudain menacé par un projet de restructuration.
Une figure de proue
Bert Theis devient une figure de proue de la lutte de la résistance collective qui se structure autour de la Stecca degli Artigiani. Au centre de cette lutte se situe la fondation de l’Isola Art Center, une plateforme de rencontre, de débats et de manifestations artistiques en quoi le philosophe et théoricien de l’art Gerald Raunig voit l’aboutissement du travail de Bert Theis, un éloignement de l’abstraction linguistique et un véritable engagement, une manière de s’accoupler aux machines sociales.
Elle fait de l’artiste Theis une figure rassembleuse. Ce statut se confirme quand il forge, à partir du terme „site-specific“, la notion de „fight-specific“, se renforce quand il forme le bureau itinérant OUT (Office for Urban Transformation), qui fait l’objet, jusqu’au 26 juillet, d’une exposition périphérique au LUCA.
Avec l’Isola Art Center, Bert Theis se situe à des lieues de ces incubateurs des industries créatives, ces „loups de la gentrification déguisés en agneaux artistiques“ qui „font en sorte que leurs acteurs ou actrices ne compromettent pas leurs intérêts économiques et politiques, tout en contribuant à l’appréciation financière du quartier en fournissant un flux constant de nouveaux projets créatifs qui répondent aux affinités culturelles de la néobourgeoisie post-classes-moyennes-éduquées.“(5)
Sala Utopia
Avec le bureau itinérant OUT, Bert Theis développe une voie d’action qui devient praticable partout puisqu’elle est proprement nomade. C’est là toute la beauté du travail de cet artiste: il a su, sur un plan conceptuel, mettre en application politique le concept de la déterritorialisation et de la reterritorialisation deleuziennes sans pourtant se perdre dans les dédales théoriques de la philosophie – Theis s’était très concrètement rapproché des ouvriers de l’usine Maflow, fermée pour gestion frauduleuse puis rouverte et autogérée par un groupe qui la réinvestit, relance ses activités commerciales, la renomme RiMaflow et en fait aussi un centre social et un lieu de rencontres. Les occupants des locaux lui ont dédié, un an après son décès, une salle de débats et d’exposition.
Son nom s’imposait: Sala Utopia, une salle dédiée à ces lieux utopiques qui, n’existant nulle part, ne pouvaient subsister qu’au sein d’une œuvre où la part du rêve et de la désillusion ont abouti à l’honnêteté rare d’un engagement sans fin.
(1) „Marx parmi les palmiers. L’insaisissable radicalité de Bert Theis“ par Elvira Vannini. L’ensemble des essais cités se trouvent dans le catalogue bilingue (anglais et français) „Bert Theis. Building Philosophy – Cultivating Utopia“.
(2) „Saut dialectique. Bert Theis et la plateforme Isola Art Center“ par Marco Scotini.
(3) „Avant l’envol“ par Enrico Lunghi.
(4) „Saut dialectique“ par Marco Scotini. La plateforme philosophique a été recréée au cœur du site Belval en collaboration avec le Fonds Belval.
(5) „Pour Bert. Un essai sur la manière d’être sous et autour“ par Gerald Raunig.
Pour connaître l’intégralité des événements et expos liés à l’archipel Bert Theis, voir mudam.lu.
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