Rencontre avec Caroline De Mulder / „La Seconde Guerre mondiale me hante depuis longtemps“
Heim Hochland, en Bavière, 1944. La guerre est à leur porte. L’arrivée des Alliés se rapproche. A l’intérieur du premier Lebersborn (maternité nazie) créé par Himmler, le docteur Gregor Ebern, sages-femmes et infirmières font absolument „tout bien“ pour renforcer la „race aryenne“. On y „soigne“ des nourrissons, nés de mères seules répondant aux exigences de la politique eugéniste du IIIe Reich. La mise en place planifiée pour la „pureté raciale“ tourne à plein régime. Que se cache-t-il derrière les murs blancs de la pouponnière d’Himmler? Comment décrire le mal absolu, l’impensable? Caroline De Mulder se glisse dans la peau de trois personnages, deux femmes et un homme. Dans les voix d’Helga, Renée et Marek, on entend les heures maudites de cette maternité nazie. La vie et la mort se côtoient. Le texte égrène des réalités à peine imaginables. „La pouponnière d’Himmler“ est porté par une écriture directe, brutale balayant tout pathos. La romancière belge trouve en Helga, Renée et Marek, des êtres auprès de qui se confronter à l’inacceptable. Rencontre avec Caroline De Mulder.
Tageblatt: D’où vous est venue l’idée d’écrire un roman sur un Lebensborn?
Caroline De Mulder: J’ai beaucoup lu sur ce sujet quand j’étais adolescente. La Seconde Guerre mondiale me hante depuis longtemps. Il y a cette envie de se confronter à une forme du mal absolu. J’avais aussi envie d’aborder les Lebensborn sous un angle féminin. Si les romans sur des officiers nazis sont nombreux, on ne sait rien sur le rôle de la femme dans cet univers totalitaire. Je suis revenue sur le sujet après avoir écrit „Manger Bambi“ (Ed. Gallimard, 2021). Ce qui m’a, par ailleurs, forcée aussi à reprendre toute l’énorme documentation qui existe autour des maternités nazies.
La plupart des archives du Heim Hochland ont été brûlées. Quelles ont été vos sources de documentation?
Le livre „Deutsche Mutter, bist du bereit …“ de Dorothee Schmitz-Köster (Berlin, Aubau, 2011) m’a beaucoup aidée. Cette journaliste et écrivaine allemande a par ailleurs contribué à la préservation de précieuses archives du Lebensborn confiées aux Archives Arolsen. J’ai fait mes recherches dans cette immense collection numérique de photos, de documents privés, d’interviews avec des mères du Lebensborn. D’ailleurs, les enfants et les petits-enfants nés dans les „heime“ peuvent essayer d’y retrouver leurs racines. Bien que presque toutes les archives aient été détruites avant que les Américains débarquent, il en reste encore beaucoup parce que la machine administrative allemande SS était considérable. Il reste, par exemple, une partie de la correspondance d’Himmler au sujet des maternités nazies, des lettres que des femmes lui ont écrites … Je me suis aussi procuré les plans du Heim Hochland, du village, la localisation des chemins de fer ainsi que plusieurs photos de l’époque … Ces éléments permettent de se faire une idée de l’endroit, à ce moment-là.
Comment trouver les mots pour (d)écrire le mal absolu?
Le premier défi a consisté à se sortir, à un moment donné, de cette montagne de documentation et de cette réalité qui, en soi, est déjà tellement surprenante. Il a fallu trouver une manière d’entrer dans le romanesque qui soit au moins équivalente. Et donc la façon de l’écrire. Pour „Manger Bambi“, j’ai beaucoup joué avec les mots, avec l’argot … Ici, j’ai été contrainte à une forme de sobriété qui s’est imposée d’elle-même, par respect des faits. Je pense qu’il n’y a pas d’autre moyen d’écrire ce sujet-là qu’une écriture qui soit sobre mais pas plate.
Vous mettez en scène trois personnages, issus d’univers très différents. Pour quelles raisons?
Leur présence me permet d’entrer partout dans le „heim“, de le voir dans tous ses recoins. Au départ, je n’avais que mes personnages féminins. Mais en réalité, il me fallait la figure de Marek, ce prisonnier politique polonais, pour pouvoir faire entrer le contrepoint de la guerre dans cet univers si „privilégié“ du Lebensborn. Sinon, cette espèce de gynécée féminin où tout était „harmonieux“ ne fonctionnait pas, sachant qu’à quelques kilomètres de là, il y a le front, des camps de la mort, l’horreur de la guerre.
On ne peut s’empêcher de penser à „La zone d’intérêt“ réalisé par Jonathan Glazer.*
Jonathan Glazer raconte un peu l’envers de la guerre. En ce qui me concerne, je voulais montrer l’envers des camps de la mort, largement décrits, même dans la fiction. Malgré leur caractère mortifère, j’explore quelque part les „camps de la vie“ parce qu’on ignore souvent que l’idée des nazis, c’était moins de supprimer une population, que de la remplacer. Et donc il fallait tuer d’un côté et faire naître, de l’autre, des éléments désirables, de „sang pur“. J’avais envie de voir l’envers du décor et être du côté des femmes. On est quand même dans une sorte d’usine de chair à canon, d’une certaine manière, même si les enfants qui naissaient là n’étaient pas considérés comme tels à proprement parler, puisqu’ils étaient quand même voués à être l’élite, des futurs seigneurs de guerre. Ce qui n’empêche pas que tous les jeunes seigneurs de guerre ont été envoyés à la boucherie à la fin.
Les corps occupent une place importante.
Oui. On est quand même dans une sorte „d’usine de vie“ à grande échelle, avec une instrumentalisation du ventre des femmes, parce que les Lebensborn représentent quand même une petite quarantaine de foyers où 20.000 enfants sont nés. Le corps des enfants sont, eux aussi, mesurés, sous-pesés, examinés sous toutes les coutures. Sont-ils type 1, type 2, type 3, type 4? Va-t-on les garder? Ou, s’ils sont déviants physiquement, faut-il les supprimer, comme Jürgen, dans le livre? Je n’ai pas inventé ce personnage. Il y a effectivement eu un petit Jürgen que j’ai retrouvé dans la documentation, qui est mort de cette manière-là, à cet endroit-là. Et donc, c’est aussi un hommage d’une certaine manière à cet enfant, comme à beaucoup d’autres qui ont été euthanasiés.
Comme écrivain et professeur de littérature, est-ce nécessaire aujourd’hui de parler du nazisme?
On est jetés, quand même, dans un monde où le mal absolu a déjà pris plusieurs formes. Et ça continue. Donc pour moi, effectivement, en tant que romancier, en tant qu’auteur de manière générale, on est interpellé et on a envie de questionner, de voir ce qu’il y a derrière. Il y a une fascination aussi pour le mal qui peut être voyeuriste. Mais il y a un effroi et une curiosité, je pense, aussi philosophique. J’espère que je suis de ce côté-là. Je pense qu’on a, peut-être pas tout le monde, mais souvent, envie de se confronter, aussi, à ces questions-là, qui sont quand même essentielles, qui interrogent notre existence même. L’historien reste à l’extérieur tandis que le romancier va à l’intérieur de l’Histoire, à l’intérieur des personnages, à l’intérieur des mots. Et il se mouille beaucoup. Et c’est à l’intérieur qu’il essaie d’entraîner aussi le lecteur. C’est intéressant d’aborder ça, aussi par le roman, et pas seulement par l’Histoire, même si, en tant que telle, elle est indispensable. On peut faire autre chose avec le roman. Je ne pense pas en termes de messages. Je ne dénonce rien. Je n’ai pas écrit le roman pour cette raison, mais il se trouve qu’effectivement la littérature permet quand même de prendre le relais de ces gens qui disparaissent.
Estimez-vous que les Lebensborn sont encore un sujet tabou?
Non, je ne pense pas. Aujourd’hui, plusieurs témoins s’expriment: „Lebensborn“, le roman graphique d’Isabelle Maroger (Ed. Bayard Graphic,2024), „Les petits chevaux. Une histoire d’enfants des Lebenborn“, pièce de théâtre coécrite par Matthieu Niango, fils de Gisèle Niango qui est née dans un Lebensborn. Maintenant que les derniers survivants sont en train de disparaître, je pense qu’il n’y a plus de raison que le sujet soit tabou, mais il a été très souvent mis de côté. Et d’ailleurs, ces enfants sont quand même aussi des victimes de cette guerre, mais qu’on n’a pas reconnues en tant que telles. Souvent, ils ont eu des destins absolument tragiques, notamment, en Norvège où ils étaient rejetés de tous.
Vous faites parler les victimes et les bourreaux.
Cette question du mal interpelle. Ce que nous considérons comme mal absolu n’a pas été commis, ou pas seulement, par des monstres, mais par des gens ordinaires. Parfois de bonne foi, ils se disaient faire tout très bien: obéir aux ordres, soigner les filles-mères et les bébés … On a tendance à dire que les bourreaux nazis, les gardiens de camp … sont des monstres. Au final, ce mal absolu n’a été possible que parce qu’une très grande majorité de gens ordinaires ont participé, ont suivi. Le docteur Gregor Ebner était le responsable médical de tous les Lebensborn. Lorsque les Américains arrivent, je raconte qu’il était le seul à rester dans le foyer alors que tous les autres avaient fui. Il faut quand même le reconnaître, ce courage-là. C’est un personnage terrible. Mais il avait ce sens du devoir et cette adhésion à l’idéologie jusqu’au bout. Après les procès de Nuremberg, il a fait deux ans de prison. Jusqu’au bout, il est persuadé d’avoir fait le bien. Ça aussi, c’est interpellant. Il se cachait aussi derrière le fait de dire que les maternités ont recueilli des filles qui, parce qu’elles étaient rejetées dans la société, ne savaient pas où aller. Donc, il jouait sur cette carte-là. Et effectivement, c’est plus compliqué de condamner quelqu’un qui s’occupe de bébés et de femmes, même dans ce cadre absolument affreux que, évidemment, les bourreaux des camps de la mort.
* Le film raconte la vie quotidienne du commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, sa femme et leurs enfants dans une maison avec jardin à côté du camp.
Infos
„La pouponnière d’Himmler“ de Caroline De Mulder
Editions Gallimard
ISBN 2073035450
288 pages
21,50 euros
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